INTERVIEW
UNE PART MANQUANTE
Guillaume Senez
réalisateur-scénariste« Une part manquante » raconte l’histoire de Jérôme Da Costa, dit Jay, un père sillonnant les rues de Tokyo au volant de son taxi pour retrouver Lily, sa fille. Il a perdu sa garde après une séparation il y a plus de neuf ans. Confronté aux lois japonaises strictes en matière de garde, Jay incarne la force de l’amour parental. Au-delà du drame familial, ce film explore l’intégration, le choc culturel et les sacrifices qu’un parent est prêt à faire par amour. Avec subtilité et émotion, il aborde le temps qui passe et les moments qui nous sont volées.
Rencontre engagée avec le réalisateur Guillaume Senez au cinéma Pathé Bellecour.
La parentalité comme thème récurrent
« Oui, c’est vrai qu’il s’agit de mon troisième film sur la parentalité. Ce sujet me touche beaucoup. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi, mais je pense que j’ai besoin d’aborder ce thème dans mes films. Sans doute parce que je suis moi-même papa de trois enfants. Mais pour mon quatrième film j’aimerais explorer le sujet de la parentalité d’un point de vue féminin, mais pour le moment, j’ai surtout traité du lien père-enfant c’est vrai. »
Une inspiration née au Japon
« Ce projet est né un peu par hasard lors d’un voyage au Japon pour présenter mon précédent film, "Nos batailles", avec Romain Duris. En discutant avec des expatriés, Vincent Fichot, Emmanuel de Fournas et Stéphane Lambert, on a découvert la problématique des gardes d’enfants au Japon, qui est très différente de ce qu’on connaît en Europe. Chaque année, environ 150 000 enfants sont enlevés suite à des séparations ou des divorces. Le sujet nous a profondément touchés, surtout en tant que pères. Trois ans plus tard, nous étions de retour pour tourner ce film en 35 jours. »
La législation japonaise sur la garde d’enfants
« Oui, cette loi est très stricte. Elle favorise le parent qui a l’enfant avec lui lors de la séparation. Une fois qu’un parent a la garde, il la conserve jusqu’à la majorité de l’enfant. Cette loi existe en partie pour préserver la stabilité des enfants, mais elle est aussi très conservatrice, cherchant à éviter les divorces en dissuadant les couples de se séparer. »
Un choc culturel et émotionnel
« Il y a un vrai contraste entre le Japon et l’Occident dans la manière d’exprimer les émotions. Les Japonais sont plus réservés, attachés aux règles et à une forme de discrétion émotionnelle. À l’inverse de Jessica, interprétée par Judith Chemla, qui est entière, passionnée et exprime ses émotions sans retenue. Jay, quant à lui, vit depuis longtemps au Japon, et a appris à refréner ses émotions. À travers son intégration et ses habitudes, le film explore ce décalage entre les cultures. »
L’expérience de l’immigration au cœur de l’intrigue
« Le film parle de la perte d’un enfant, mais aussi de l’expérience de l’immigration dans un pays aux codes et valeurs différents. Jay subit parfois un racisme latent et se retrouve isolé malgré ses efforts d’intégration. C’est une façon de questionner la place de l’étranger dans une société qui n’est pas la sienne. »
Le tournage au Japon : entre simplicité et complexité
« Le Japon est un pays de paradoxes : certaines choses sont très simples, d’autres compliquées. Par exemple, il a été facile d’obtenir l’autorisation de filmer dans le métro, mais impossible de tourner dans une piscine. C’était une manière de travailler très différente, mais enrichissante. »
L’intégration de Jay dans la culture japonaise
« Jay est quelqu’un de bien intégré. Il aime sa vie au Japon, va chez son libraire en bas de chez lui, fréquente régulièrement les bains publics où il doit cacher son tatouage par respect pour la culture. Il a une vie sociale et des habitudes qui montrent qu’il s’est adapté, mais le film révèle aussi ses zones d’ombre et ses tensions personnelles. »
Romain Duris, un acteur fidèle et passionné
« J’aime beaucoup travailler avec Romain. Il est très investi et a passé des mois à apprendre le japonais pour le rôle. Il avait tellement travaillé qu’il parlait presque trop bien pour un expatrié, et on a dû ajuster pour rendre son japonais plus crédible. Au-delà de l’acteur, j’apprécie Romain pour sa personnalité, et travailler avec lui est un plaisir. »
Le taxi comme symbole d’errance et de solitude
« Le taxi était un moyen de montrer Tokyo en mouvement, comme un travelling continu à travers la ville. Avec mon coscénariste, on voulait aussi symboliser l’errance et la solitude du personnage. Jay a une vie presque monastique, et le taxi est un espace où il peut évoluer tout en restant isolé. »
La musique comme respiration émotionnelle
« La musique est discrète mais essentielle. J’ai travaillé avec Olivier Marguerit, qui a utilisé des ondes Martenot, un des premiers instruments électroniques, pour apporter un équilibre subtil sans être ostentatoire. J’ai aussi intégré des chansons de ma playlist personnelle, comme I’m Kissing You de Des’ree, repris par Jeanne Added, et une version japonaise de Que je t’aime de Johnny Hallyday, qui apportent une touche d’émotion au film. »
La technologie, vecteur de connexion parentale
« À la fin [Attention Spoiler], Jay est expulsé, mais grâce à une application, il peut suivre Lily à distance, ce qui donne un espoir malgré la séparation physique. Cette technologie permet à Jay et à Lily, interprétée par Mei Cirne-Masuki, de maintenir un lien, même si c’est à travers un écran. Cela fait écho à une application réelle, Find My Parent, créée par Vincent Fichot, qui aide les enfants à retrouver leurs parents en cas d’enlèvement.
Georgy Batrikian Envoyer un message au rédacteur