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INTERVIEW

UNE HISTOIRE D'AMOUR ET DE DÉSIR

Leyla Bouzid

réalisatrice et scénariste

Dans le jardin des Bardines, lors du Festival d’Angoulême, où elle a remporté quelques jours plus tard le Valois de diamant du meilleur film, son acteur principal, Sami Outalbali repartant avec le Valois du meilleur acteur, Leyla Bouzid a accepté un entretien en tête à tête avec nous, pour parler de sa bouleversante seconde réalisation, « Une histoire d’amour et de désir« , dont elle a également écrit le scénario. Compte rendu d’une demi-heure de riches échanges.

Entretien Interview Rencontre Leyla Bouzid réalisatrice et scénariste du film Une histoire d'amour et de désir
© Pyramide Distribution

Raconter les premiers émois d’un jeune homme

Le point de départ du film a été la volonté de raconter les premiers émois d’un jeune homme timide. Leyla Bouzid voulait faire un récit initiatique, donnant ainsi accès à « quelque chose qui finalement manquait dans la représentation des jeunes hommes au cinéma ». Il existe en effet « beaucoup de récits d’émancipation féminine, d’apprentissage », mais cela n’existe pas vraiment du côté masculin.

L’introduction du personnage d’Ahmed se fait en montrant un corps humide, de dos, au travers de la vitre d’une douche. Puis on aperçoit seulement son reflet dans la porte de l’ascenseur, la tête baissée. Interrogée sur le fait qu’elle affirmait déjà par là une des contradictions du personnages, entre l’existence d’un corps désirable et son aspect réservé, Leyla Bouzid revient avec détails sur la genèse de cette scène, comme elle en explicitera d’autres au fil de l’interview.

Elle avait ainsi « d’abord écrit : Ahmed prends une douche ». Elle voulait montrer un corps à la fois viril et fragile. Ce qui l’intéressait c’était justement « ce corps qui se cache puis se révèle à l’amour ». Le personnage d’Ahmed, 18 ans, est dans un jeu de cache-cache, à un âge où on n’est pas sûr quand il s’agit d’aller vers l’autre. Et c’est finalement là le sujet du film : le rapport à l’autre. Et « la dramaturgie du film est entièrement construite sur sa propre résistance ». C’est quelque chose dont on « a d’ailleurs l’habitude pour des personnages féminins ». Certes « Ahmed ne représente pas tous les hommes. Il ne sait pas comment agir. Il met du temps pour se révéler : » le temps de l’érotisme.

Mais c’est lors de la très belle scène où lui et Farah se font des reproches déguisés, qu’enfin ils se parlent de manière honnête, grâce des dialogues à double sens. Leyla Bouzid avoue avoir beaucoup travaillé ces derniers, « jusqu’à la veille du tournage ». « Cela crée un échange enlevé, sur la base d’un malentendu », faisant ainsi « comme un clin d’œil aux spectateurs ».

Une histoire de différences ?

Leyla Bouzid indique aborder avant tout dans son film « des différences entre Français d’origines maghrébines ». Sa famille a lui a des racines algériennes. Elle est venue étudier depuis la Tunisie. Ahmed « doit vivre cette identité là, qui est visible, alors qu’il n’en a pas eu lui-même les clés ». Son personnage dit d’ailleurs à un moment qu’ « on ne connaît à ce point pas notre propre culture ». Et d’ « un coup il doit prendre une certaine distance par rapport à ça ». Le personnage de Farah n »’a pas cette difficulté, car elle a choisi de venir ici, elle a choisi d’être là ». Finalement c’est la faute de l’environnement qui est autour, si notamment lui n’a pas eu accès à la langue de ses parents.

On a le sentiment, au travers du film, que les femmes ou les jeunes filles sont en avance sur les hommes ou les garçons, dans cette ouverture vers les autres, vers d’autres cultures. Notamment dans le fait de ne pas juger les autres. Et Leyla Bouzid confirme que les jeunes femmes maghrébines de banlieues « sont fortes. Elles se débrouillent globalement même que les mecs. Elles ne se soumettent pas aux assignations » qu’on leur impose.

Une scène érotique très travaillée

Pour la scène de la lecture érotique, il y a eu une idée très forte avec l’utilisation de la fente dans le livre où Farah lit les mots. Leyla indique qu’elle aime particulièrement cette scène de masturbation sur le texte. C’est une scène qui se devait d’être longue. Elle voulait justement « une opposition avec la scène de la vidéo porno, au début, sur le téléphone ». Ici il devait y avoir « une véritable montée du plaisir ».

Mais il y a eu une évolution dans les idées autour de cette scène. C’est le texte qui déborde du livre. Elle a choisi une typographie érotique, en trompe-l’œil. Les pages du livre deviennent comme les cuisses de Sarah. Et elle l’a vraiment filmé avec les cuisses de l’actrice. Et pour elle, « le geste d’ouvrir les jambes est hyper puissant, cela devient une image conique ».

De même pour le cauchemar que fait Ahmed, avec la plume à encre qui s’enfonce de plus en plus dans sa chair. « Au départ il s’agissait d’un corps avec de la calligraphie arabe ». Mais cela devait être angoissant pour lui. D’où le trait le choix qu’a fait Leyla de faire du trait « un scalpel ». Elle avoue que « c’était aussi l’occasion de re-filmer ce corps sensuel ».

Être au diapason des émotions de ses personnages

Le plan à contre-jour, avec le ciel gris et le volet roulant qui se lève, au lendemain de son premier blocage semble être une scène symbolique de l’état d’esprit d’Ahmed. Leyla Bouzid le confirme : elle est en effet métaphorique. Elle voulait ici « une idée de rupture ». Elle l’a obtenu avec un passage au noir, suivi du plan avec la grue, « cela crée une ouverture ». « Il rentre à l’aube avec la lumière ». Cette scène a été tournée de manière simple, sans éclairage.

Le personnage du professeur paraît violent dans ses propos, il est intransigeant et met Ahmed face à ses propres contradictions. Pour Leyla, il « fonctionne comme un extérieur, qui sert de boussole ». Si il affirme que les mots ne mordent pas, lui-même mord. Il ne laisse pas la place à l’hésitation, comme quand on rend sa copie. Ahmed est là pour apprendre quelque chose, qui l’emmène ailleurs. Le professeur « permet de remettre les choses à leur place, dans un cadre officiel ».

Des questions de transmissions qui traversent l'ensemble du film

Ahmed lui-même n’a pas appris l’arabe. Son père est journaliste et a fui les menaces au pays. La question de la transmission entre eux semble arriver sur le tard. Leyla indique cependant que « ce thème existe depuis le début du film, même si en effet il s’affirme vers la fin ». « Le père est présent tout au long » et il bouscule Ahmed dans son identité, pour savoir ce qu’il est. Il s’agit quelque part « de transmettre même les blessures, et de mettre des mots là-dessus pour mieux se construire ». C’est le jeune homme qui doit faire son chemin vers et via sa culture, et « il a besoin pour ça d’un visa paternel ».

Olivier Bachelard Envoyer un message au rédacteur

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