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INTERVIEW

TEHACHAPI

JR et Kevin Walsh

Réalisateur - Participant

Une immersion dans l’une des pires prisons de la planète où se joue un fascinant projet artistique sur fond de collectif et de rédemption : tel est le singulier principe du nouveau documentaire de l’artiste JR, accompagné de l’un de ses protagonistes (l’ex-détenu Kevin Walsh) à l’occasion de l’avant-première lyonnaise de « Tehachapi ». Entretien en compagnie des deux intéressés sur toutes les actions qui ont ordonné la fabrication de ce film…

Entretien Interview Rencontre
© Mk2 Distribution

Faire la demande

JR : Je vous avoue qu’au début, je n’y croyais pas du tout. C’est un ami américain qui m’a contacté en me demandant si ça m’intéressait de faire un projet dans une prison. Je lui ai indiqué que je n’étais pas intéressé, ne serait-ce qu’à cause des permis qui sont généralement très difficiles à obtenir. Il m’a alors relancé en me demandant ce que je ferais si l’on me donnait cette autorisation, et je lui ai répondu : « Je collerais toute la prison ! » Comme il connaissait quelqu’un qui avait l’habitude de monter des projets sociaux-artistiques en milieu carcéral, il a contacté cette personne, laquelle avait en sa possession les coordonnées du gouverneur de Californie. C’est comme ça que tout s’est lancé.

Obtenir les autorisations

JR : C’est le hasard total. Il se trouve que le gouverneur de Californie faisait partie de l’une de mes précédentes fresques, sur laquelle apparaissaient près de 1300 personnes. Ce processus artistique, qui consistait à enregistrer l’histoire de chaque personne, avait eu lieu bien avant qu’il ne soit gouverneur, et son apparition était presque comme celle d’un citoyen lambda qui se baladerait, comme ça, l’air de rien. Mais il en avait gardé un souvenir très positif. Du coup, il m’a donné le permis permettant de rentrer dans n’importe quelle prison de l’État. Je pouvais ainsi rentrer dans l’univers carcéral armé de mon téléphone, filmer de l’intérieur tout ce que je voulais et partager ces images en direct, ce qui n’avait alors jamais été autorisé ni même réalisé à ce jour.

Préparer le terrain

JR : Lorsque j’ai compris que ce permis était bien réel, je suis parti trois jours plus tard, ce qui fait que je n’ai pas eu le temps de préparer quoi que ce soit, ni même de choisir les prisonniers. Quelqu’un s’est occupé de faire cette sélection, et à partir de là, je me suis retrouvé avec des gens issus de différents gangs autour d’une table – dont Kevin – qui ne savaient pas pourquoi ils étaient là. Tout est allé tellement vite que cela a pris tout le monde par surprise, et c’est, à mon avis, l’une des raisons qui ont déterminé la réussite du projet. Le fait de ne pas réfléchir au projet et se lancer dedans avec beaucoup d’innocence a été déterminant. C’était vraiment une aventure vers l’inconnu… De mon côté, si je prends pour exemple le cas de Kevin (qui avait encore sa croix gammée tatouée sur le visage), je procédais de la façon suivante : je le filmais, vous pouviez alors répondre et exprimer votre dégoût pour ce symbole, je lui lisais ensuite votre commentaire, et lui y répondait après. Ces allers-retours ont eu un impact énorme pour ces détenus, parce que le regard de l’Autre posé sur eux leur donnait l’impression de ne plus être des gens oubliés au fin fond du désert. Ils se sentaient alors vus et pris en considération par d’autres.

Gérer la logistique

JR : Il y a une vraie logistique derrière mon travail d’artiste, mais, au fond, elle est très artisanale. En gros, comme dans "Women Are Heroes", ce sont des bandes de papier qu’il s’agit d’imprimer et de numéroter, un peu comme un puzzle. J’estime que cet artisanat est très important parce que c’est lui qui va créer du lien entre ceux qui vont participer à ce processus de collage. C’est aussi pourquoi je fais le choix de prendre le chemin le plus compliqué pour faire une image qui se révèle finalement assez simple. Si l’on avait voulu gagner du temps, étant donné qu’il allait falloir couvrir toute la cour de la prison, on aurait imprimé une grande bâche, posé des piquets pendant une heure, et obtenu ainsi une image nickel avec encore plus de profondeur… Mais dans ce cas-là, on n’aurait impliqué personne ! Le fait d’avoir environ 750 bandes à coller nous amène à faire en sorte que tout le monde s’implique, quitte à faire de temps en temps des erreurs qui nous amènent à reprendre le travail effectué. Or, c’est précisément de ces petits incidents que viennent les interactions, notamment celles, jusqu’alors inexistantes, entre les détenus et les gardiens. Tous ces échanges créent du rapprochement, encouragent le dialogue, et tendent à humaniser ceux qui ne le sont pas au premier regard.

Attiser la curiosité des détenus sur ce projet

JR : N’étant pas journaliste, et n’étant pas motivé en tant qu’artiste par l’idée d’orienter les prisonniers vers ce que j’ai envie d’entendre, je me suis contenté de conserver le même principe que pour mes autres fresques : c’est comme une bouteille à la mer que les gens laissent, et que d’autres gens vont choisir de comprendre ou pas. Dans toutes mes fresques, on ne peut jamais « écouter » l’histoire des gens, mais je dis malgré tout à ces gens que c’est à eux de choisir ce qu’ils veulent raconter. S’ils se projettent en partant du principe que leur petit-fils écoutera un jour leur confession, alors dans ce cas, qu’ils racontent tout, car c’est quelque chose qui restera à jamais. Et c’est aussi quelque chose qui, peut-être, un jour, dans un musée, permettra de raconter à un instant T quelle a été l’histoire de cette personne. Je leur ai dit ceci : « Vous êtes à l’intérieur de cette prison. Les gens de l’extérieur ont oublié votre existence. Il y a des gens comme moi qui ne savent même pas que ce genre de prison de haute sécurité existe, qui plus est en plein milieu du désert car on pense toujours que c’est quelque chose d’exagéré dans les films. Pensez aussi aux gens comme moi qui ne connaissent rien aux codes des gangs et racontez-moi où vous êtes nés, quelle a été votre histoire, pour que je comprenne ce qui vous a amenés ici ». Et la plupart des détenus ont tout de suite compris et accepté l’idée. Certains ont même été jusqu’à pleurer tant ils se rendaient compte qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de raconter ce genre de choses. Il faut aussi dire que la plupart ont ensuite pu reconnecter avec leurs enfants et leur famille, car ils se sont livrés d’une façon alors inédite et inhabituelle pour eux. Jusqu’ici, soit les visites n’étaient pas assez longues, soit ils ne pouvaient pas pleurer devant les autres lorsqu’ils étaient en centre de visite, soit leurs proches ne voulaient carrément pas les voir. Ce processus a donc été très bénéfique pour eux. L’important pour moi était de toujours leur laisser une totale liberté de temps et de parole, comme dans un confessionnal.

Effacer l’image du passé à travers cette nouvelle image

Kevin Walsh : J’aurais de toute façon enlevé cette croix gammée de mon visage à un moment ou à un autre, une fois sorti de prison… Ce projet de JR m’a ramené vers qui j’étais et braqué davantage de lumière sur le chemin que je voulais désormais suivre.

Capturer la douceur dans un environnement très dur

Kevin Walsh : Tout s’est bien passé, en effet. Il y a certes eu des événements assez courants dans le quotidien de la prison, notamment ce que l’on qualifie souvent de « shutdown » : en gros, dès qu’il y a un incident dans l’un des bâtiments de la prison, tous les autres bâtiments doivent lâcher leur activité du moment et se mettre immédiatement par terre, le temps que les gardiens fassent les vérifications et recomptent l’ensemble des prisonniers.

JR : N’importe quel balai-brosse peut alors devenir ou dissimuler une arme, ce qui faisait que, toutes les heures, les gardiens devaient arrêter tout et refaire le comptage – tout le projet risquait alors de prendre fin en cas de souci. Pour autant, j’ai aussi eu des témoignages de détenus me disant à quel point cette situation collective relevait pour eux du miracle. Aucun d’eux n’avait l’habitude de discuter ou de rigoler avec les autres dans un contexte carcéral comme celui-là. Du côté des gardiens, c’était un peu plus compliqué. Cela a mis plus de temps pour qu’ils soient dans le même état d’esprit que les détenus – il y a même eu une fois où ils se sont tous mis en grève le même jour pour qu’on ne puisse pas entrer dans la prison ! Heureusement que nous avions un supérieur qui était là pour faire de temps en temps un transfert de gardiens d’un bâtiment à l’autre, afin que l’on puisse poursuivre le processus et aller jusqu’au bout de ce projet.

Faire le bilan et gérer l’« après »

Kevin Walsh : Pour être honnête, on ne pensait pas que le projet aurait autant d’impact. Je pensais même que ça ne serait qu’une heureuse parenthèse : lorsque le premier collage a été terminé, il a été enlevé dès le lendemain, et on voyait même les gardiens reprendre les portraits qu’ils avaient eux-mêmes découpés au sol.

JR : Ce qui pouvait sembler éphémère au début a fini par prendre une autre ampleur sur le long terme. La photo elle-même comptait moins que le processus, en réalité, et ils l’avaient tous très bien compris. Même si la photo n’était plus là au sol, tout le monde finissait par garder le souvenir qu’elle avait bien existé et que tous y avaient participé, en collaboration avec des gens qu’ils avaient jusqu’ici assimilés à des inconnus ou à des ennemis… Il y a même eu un moment marquant où Kevin était déjà sorti de prison – on l’a d’ailleurs interviewé à l’extérieur – et où il a fini par y retourner en liberté, dans le cadre d’un projet artistique du même genre. Il était habillé en noir comme nous, et alors qu’il était en train de coller tranquillement des images sur l’un des bâtiments, un gardien est venu lui parler de toutes les années où il a travaillé ici… sans savoir que son interlocuteur avait été détenu dans ce même endroit pendant quinze ans ! Il ne l’a même pas reconnu ! Il le voyait comme quelqu’un de l’extérieur ! C’était assez déstabilisant d’assister à ça… En tout et pour tout, le processus que révèle le film s’est étalé sur à peu près trois ans et demi. Il faut savoir que j’envisage toujours mes projets sur le long terme et sur un même endroit, histoire d’observer un changement et de le mesurer. À l’heure où je vous parle, nous sommes sur le point d’aller projeter le film à l’intérieur de la prison de Tehachapi. Mieux encore : le gouvernement américain a été si surpris de voir des changements aussi positifs dans l’une des pires prisons des États-Unis qu’une étude a fini par naître afin de tâcher de reproduire ce type de démarche dans d’autres prisons. Peut-être que ce projet, qui est toujours actif à l’heure actuelle, pourrait ensuite se propager vers d’autres prisons extérieures aux États-Unis…

Kevin Walsh : Depuis que j’ai été libéré de Tehachapi, je travaille en tant que conseiller dans un centre qui aide les victimes d’addiction ou les ex-détenus désireux de se réinsérer. Mais j’ai aussi poursuivi ce travail artistique en prenant ces gens en photo et en collant leurs portraits dans un musée d’Orange County à côté de Los Angeles.

Circonscrire le gigantisme d’une œuvre d’art dans un cadre en Scope

JR : En fait, c’est le résultat d’une sorte de « bagarre amicale » que je continue d’entretenir avec mon chef opérateur, absolument fabuleux, qui s’appelle Roberto De Angelis. Il a travaillé sur "Avatar" ainsi que sur les plus grands films de Michael Mann [NDLR : comme cadreur et/ou opérateur steadicam], et il adore filmer en Scope tandis que moi, j’adore filmer les choses à la verticale avec mon iPhone. D’un commun accord, on a fini par décider de laisser ces deux formats cohabiter dans le même film, et on s’est rendu compte que cela donnait à chaque format un impact encore plus fort par rapport à l’autre. Par exemple, on ne s’attend pas à voir un plan à la verticale après s’être habitué au format Scope pendant plusieurs minutes. C’est cette confiance absolue dans l’image et dans son impact qui a fini par donner cette identité très contrastée au film.

Propos recueillis au cinéma Comoedia le lundi 3 juin 2024.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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