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INTERVIEW

SERRE MOI FORT

Mathieu Amalric

réalisateur, scénariste et acteur

Les films comme « Serre moi fort » sont très rares. Parce qu’ils dépassent tous les clivages, parce qu’ils tordent avec violence ce rapprochement absurde qui veut faire rimer « auteurisme » avec « autisme », et surtout, parce qu’ils sont un cadeau fait à leur spectateur, ce dernier étant destiné non pas à les regarder avec passivité mais à se les approprier intimement, viscéralement, pour y dénicher ses propres idées, ses propres projections. La découverte du film nous avait laissé avec cette certitude, et l’entretien avec son brillant réalisateur Mathieu Amalric n’a fait que la confirmer au centuple. L’homme s’est avéré si chaleureux et si passionné qu’on le sent encore marqué au fer rouge par ce huitième film et son délicat processus de tournage. Et comme les réponses se sont parfois retrouvées enrichies d’une question à l’autre, il nous a semblé qu’une retranscription sous forme thématique s’imposait d’elle-même… (Attention : spoilers !)

Entretien Mathieu Amalric réalisateur scénariste acteur du film Serre moi fort
© Gaumont Distribution

La découverte de la pièce de théâtre

J’ai découvert la pièce grâce à un ami de longue date, Laurent Ziserman, qui vit à Lyon et qui est metteur en scène. Nous nous sommes connus lorsque nous avions tous les deux une vingtaine d’années, et à ce moment-là, je n’étais pas encore acteur. J’étais parfois stagiaire, j’étais parfois assistant, je faisais plein de petits boulots techniques dans le milieu du théâtre et du cinéma. A un moment donné, Laurent devait monter cette pièce de Claudine Galea, que celle-ci a écrit il y a plus de quinze ans et qui n’avait alors jamais été jouée sur scène. Pour plein de raisons, il n’a pas pu le faire, et il m’en a quand même parlé. Il m’a donc donné cette pièce sous la forme d’un petit livre, pas très épais. En la lisant dans un train, j’ai chialé. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, mais ça m’a dévasté. J’ai fait lire cette pièce à mes productrices, et elles ont été vraiment bouleversées. Mais la question qui s’est vite posée, c’était « Comment faire du cinéma avec ça ? »

L’adaptation

La première chose que j’ai demandé à Claudine, c’était de savoir si c’était autobiographique. Comme elle m’a assuré que non, je n’ai eu aucun frein pour me lancer dans le projet. Cela dit, à peu près neuf jours avant de l’appeler pour avoir son accord, j’avais déjà réfléchi en amont à ce que je voulais faire. Vicky m’avait déjà « visité », en quelque sorte : je savais que c’était elle, je l’avais évidemment vue dans "Phantom Thread" (où elle était si incroyable qu’elle écrasait littéralement Daniel Day-Lewis !), j’avais aussi vu certaines de ses interviews (ce qui est un excellent moyen de voir comment un acteur ou une actrice s’exprime de façon naturelle !), je l’avais appelée, et en fait, on ne s’est rien dit de spécial après avoir discuté du projet. L’envie de travailler ensemble a été spontanée. J’ai donc écrit un premier traitement, que j’ai fait lire à Claudine. C’était le résultat de ce qu’on pourrait assimiler à un travail d’archéologue, afin de trouver dans la pièce ce qui me semblerait intéressant d’intégrer à une forme cinématographique. Je crois que ça l’a beaucoup amusée de voir le travail de recherche que j’avais effectué afin de transformer et d’adapter la pièce.

Il y a pas mal de choses que j’ai choisi de ne pas intégrer dans le scénario, notamment une information sur un rapport maternel très difficile entre Clarisse et sa mère. Mais le plus important concernait la révélation de ce qui est « caché » derrière ce récit. Dans le texte de Claudine, elle intervenait à la fin, sous la forme d’un cœur antique qui annonçait soudain la disparition de son époux Marc et de leurs deux enfants. J’ai choisi de la replacer plus en amont, plus précisément au moment où les sauveteurs apparaissent en pleine montagne. Je pense d’ailleurs que si l’on revoit le film une seconde fois, on se rend compte que, bien avant cette scène, il y a en réalité plein d’indices : le briquet que Clarisse emporte, le fait qu’on entend un léger bruit de neige épaisse quand elle borde son fils, etc… Mais à vrai dire, comme on a tourné le film sur trois saisons, je me suis rendu compte qu’il fallait que le scénario soit restructuré de cette façon.

On montait le film entre chaque saison, avec mon monteur François Gédigier. Au départ, le scénario avait été écrit avec la révélation à la fin, comme dans le livre. Et au fond de moi, j’en étais ravi. Je me disais que j’avais enfin un « scénario avec un twist », avec quelque chose qui tenait la route au lieu d’être une pirouette narrative à deux balles ! Cela avait d’ailleurs été un outil de financement assez efficace, parce que j’écris des choses assez courtes dans le but de ne pas emmerder ceux qui vont financer le film. On avait donc commencé à tourner le film comme ça, mais au montage, on s’est rendu compte que ça nous éloignait de ce qui m’avait le plus bouleversé à la lecture de la pièce : le fait de savoir que cette femme est en train d’inventer. Et c’est pour ça que j’estime que ce film est aussi bien le mien que celui de Vicky. Elle a pris le relais de mon propre travail, comme s’il y avait une relation de gémellité entre nous sur ce film. Je n’avais jamais ressenti quelque chose comme ça auparavant.

Il ne s’agissait pas de filmer la peine et la souffrance de Clarisse du début à la fin. C’était à vrai dire notre obsession constante à Vicky et moi sur le plateau : faire en sorte que le film ne soit jamais mortifère ou douloureux. Je sentais qu’il y avait quelque chose de partageable dans cette histoire, vis-à-vis du spectateur. Qui n’a pas eu déjà envie de partir ? On a tous déliré, à un moment de notre vie, sur l’envie de prendre une décision aussi radicale. Le film commence avec quelqu’un qui, visiblement, a osé le faire. L’une de ses amies lui dit que c’est normal, et on peut même ressentir de la jalousie pour elle. Si on s’était contenté d’alimenter cette idée-là jusqu’à offrir une révélation à la toute fin, on aurait juste passé tout le film à « observer » quelqu’un. Et du coup, le « marionnettiste », ça aurait été moi et pas elle ! Or, c’est elle qui projette ces images, c’est elle qui imagine, c’est elle qui fait le film. Il fallait donc que le spectateur dans la salle soit conscient de ce qu’elle est en train de faire, qu’il soit dans un état de projection, de déni et de croyance. On sait que ce que l’on voit n’est pas vrai, mais pourtant, à la fin, on y a cru. Et Clarisse s’en sort justement par cette tactique de l’inversion… avant d’en utiliser une autre. Elle voit cette jeune fille plus âgée que sa fille décédée, et elle en vient à se dire « Peut-être que ça aurait donné ça… » ou « Non, on ne va pas faire ça, tu vas plutôt rentrer dans la maison et tu vas prendre ce carnet intime, on va voir si la greffe prend…. A la fin du film, on la sent enfin capable de classer les choses, d’ordonner sa propre mémoire.

Passer du réalisme à une « réalité virtuelle »

La séquence du jeu vidéo est assez particulière. A un moment donné, je voulais montrer ce qui se passe quand un joueur lâche sa manette de jeu et que le personnage à l’écran ne sait plus où aller – on le voit en train de tourner sur lui-même, de ne plus savoir où se diriger. En gros, c’est Clarisse qui tient les manettes du jeu. C’est pour ça que dans ce moment où elle voit le chien courir vers la serveuse, et qu’elle voit le regard de la serveuse qui l’amène dehors, le chien arrive à délayer un peu le temps, l’espace d’une seconde. Cela lui permet de faire vivre les trois disparus encore un tout petit peu. Et puis, il y a aussi la cabane du gosse : le gosse voit son père à la cabane, il sort en souriant, on a le plan de la porte vue de l’extérieur, on entend des pas, et donc, on se dit que c’est le petit qui va sortir, alors qu’en réalité, c’est elle. Les trois quarts du film sont construits ainsi, sous la forme d’un espace où tout finit par se dérégler.

Le choix de la voiture était aussi fait pour jouer avec le dérèglement du temps, car c’est une voiture un peu vintage et on sait déjà que Marc aimait les vieilles voitures. Avec ce véhicule, je me suis dit qu’elle aurait un espace qui lui permettrait de communiquer avec les trois disparus, via la radio, l’antenne et les cassettes audio. Et d’ailleurs, comme c’est Clarisse qui fait le film et qu’elle s’invente en tant que « femme ayant quitté la maison », elle avance un peu plus loin dans le temps. Dans la scène de la discothèque, qui est celle de sa rencontre avec Marc, ils doivent avoir tous les deux une trentaine d’années et on se croirait plutôt dans les années 80-90. Quand tu vois l’âge qu’ils ont aujourd’hui, tu te dis que ça n’est pas cohérent. Elle ordonne l’intemporalité du film. D’où "Les Gens de la pluie" de Coppola, qui est la grande référence esthétique que j’ai eu ici. J’ai montré le film à mon chef opérateur et à ma costumière, et j’avais même envisagé à un moment donné de filmer Clarisse en train de voir le film de Coppola dans un cinéma. Mais ça avait tellement « imbibé » le film qu’on n’en avait pas besoin.

Une connexion avec le cinéma de Nicolas Roeg ?

Comme mon film parle du deuil, vous faites sans doute référence à "Ne vous retournez pas", ce film incroyable avec Julie Christie ? Honnêtement, je n’y ai pas pensé consciemment. D’ailleurs, ce qui m’a vraiment produit un choc dans "Ne vous retournez pas", ce n’est pas tant la chute finale traumatique que cette scène d’amour entre Julie Christie et Donald Sutherland, à mon avis l’une des plus belles de l’Histoire du cinéma. Les références conscientes que j’ai pu avoir sur ce film étaient surtout rattachées au registre du mélodrame, notamment le cinéma de Douglas Sirk. Mais je dois préciser que si je regarde en général beaucoup de films pendant la phase d’écriture, ce n’est pas pour y emprunter des idées mais plutôt pour vérifier si ce que j’envisage de faire risque de marcher ou pas.

Du côté du mélodrame, je ne sais pas si vous vous souvenez de ce film de Manoel de Oliveira, "Je rentre à la maison", où il y avait des plans de Michel Piccoli dans un café, où il se fait maquiller. J’ai beaucoup pensé à ce plan-là quand il s’agissait de concevoir le gros plan sur Vicky qui vient soudain d’apprendre la vérité. Il y a aussi Bill Murray dans "Broken Flowers" auquel j’avais pensé, mais je ne sais plus trop pourquoi… Des choses comme ça… Et je me suis aussi tourné par la suite vers des films de fantômes, des films mentaux. J’avais eu très tôt l’impression que ce qui devait être des blocs de réel et ce qui était projeté par elle (ou ce qui était des souvenirs transformés par elle) soient absolument indissociables, esthétiquement, sans couture apparente. J’ai donc tout de suite pensé à l’hyperréalisme, notamment avec cette fameuse peinture que l’on croit pendant longtemps être une photo. D’ailleurs, au générique final, je me suis amusé à mettre « l’affiche que l’on prend pour une photo » dans le recensement des œuvres utilisées ! (rires)

La musique : un relais entre le réel et la projection

Le piano était déjà très présent dans le texte de Claudine. Ça me parlait énormément, d’une part parce que j’en avais beaucoup fait pendant mon enfance, d’autre part parce que j’ai l’impression qu’un tel instrument est prompt à créer des folies parentales qui disjonctent. Vous voyez, on plaque sur nos enfants tellement de trucs prétentieux par rapport au piano, on a des crises ou des délires sur le fait que notre enfant est forcément capable de jouer du piano alors que pas du tout. Je pense que le piano cristallise pas mal de choses dans la cellule familiale… Ah, j’allais oublier de préciser autre chose : si le genre auquel le film est rattaché doit être le mélodrame, qui plus est au premier degré, alors il fallait que je fasse un mélo sans violons !… Bon, au final, j’en ai gardé un… (rires)

Le montage plus proche de l’écriture littéraire que de l’écriture cinématographique ?

J’imagine que l’écriture littéraire, ça doit être un pur enfer : au départ, il n’y a rien, et il faut qu’il y ait quelque chose à la fin ! Alors qu’au montage, tu as tourné des trucs, et en même temps, tu n’as que ça et tu dois te démerder avec ! C’est un jeu de structure extrêmement sensuel, où tu dois ordonner les idées de façon très physique. Je me souviens qu’au printemps, on avait tourné la scène du repas avec les crêpes, avec seulement Ariel Worthalter et les deux enfants. Vicky était dans la pièce d’à côté, elle entendait tout et elle parlait à Ariel qui portait une oreillette. C’est comme ça que Vicky a improvisé le texte, presque comme une scène de séduction : on les voit tous, ils ont l’air de bien se débrouiller sans elle, et donc, elle doit trouver un moyen de le reconquérir. J’ai dirigé cette scène de cette façon-là et je l’ai montée en conséquence.

Humour/Émotion

La comédie est le genre que j’admire le plus, et c’est aussi le genre le plus difficile à faire. J’ai peut-être eu moins de retenue sur ce film que sur mes précédents, sans doute… Quand on fabrique un plan, on est toujours très habité par ce qu’on a en tête, par les barrières qu’on s’est fixées pour le faire… Bon, ici, je peux le dire, durant la troisième partie du tournage, j’en avais tellement ras-le-cul de ne pas pouvoir faire de blagues que j’ai dit à Vicky : « Écoute, la mort de ton mari et de tes enfants, tu oublies, tu ne penses même plus à ça… ». Et elle m’a répondu « Aaaaah, merci ! » (rires) Parce qu’à chaque fois, elle devait se remettre dans un état triste et pesant. Et donc, on a fait plein de scènes plus décontractées, plus légères, comme celle avec le dialogue sur la tomate farcie, celle où elle chante dans la voiture, celle avec les crêpes, celle avec le flutiste, etc…

J’ai senti assez tôt que ce qui pouvait rendre ce film partageable à ceux qui iraient le voir, ce serait – comme je le disais précédemment – de les mettre dans le même état que le personnage de Clarisse, de telle sorte à ce qu’ils envisagent d’utiliser les mêmes outils qu’elle si une chose identique leur arrivait un jour. Récemment, durant les débats que j’ai pu avoir lors des avant-premières, une femme m’a confié qu’elle avait perdu son mari deux semaines auparavant, qu’elle n’arrivait pas à sortir de chez elle, qu’elle avait fait l’effort d’aller voir ce film au cinéma sans rien savoir à son sujet, et que le personnage de Clarisse l’avait aidée et rassurée au point qu’elle envisageait désormais de faire comme elle. C’est quelque chose que j’ai aussi ressenti personnellement quand j’ai vu "Drive My Car", avec ce constat final comme quoi il faut continuer à vivre. S’il y a un partage comme ça entre un spectateur et un film, c’est formidable. J’adorerais arriver un jour au niveau de Ryusuke Hamaguchi, mais j’en suis encore très loin. J’ai une immense admiration pour ces cinéastes qui jouent sur la durée, mais j’ai aussi très peur d’ennuyer les gens en procédant ainsi. Du coup, j’essaie de bourrer les plans au maximum, histoire que le spectateur ait plein de trucs à regarder, et ensuite, je resserre par petits bouts. En espérant qu’à la fin, toute cette matière sera absorbée par le spectateur, et qu’il sera bouleversé en constatant qu’une fois l’invention épuisée, il ne reste plus que la tragédie.

D’ailleurs, petite parenthèse, il faut dire que je viens d’une génération où, comme on avait l’habitude de dire, « l’émotion c’était TF1 ». Il y avait sinon une pudeur, en tout cas une suspicion, un certain snobisme générationnel. Dans les années 90, il fallait donc faire quelque chose qui soit à l’opposé, trouver un autre moyen. Or, quand tu fais quelque chose qui s’approche du mélo, il faut vraiment creuser très profond dans les choses. Tu l’écris, et à la fin, tu es vidé. Du coup, c’était à Vicky de me relayer, de porter cette matière préalable pour que je puisse ensuite travailler sur la mise en scène.

Objets et fétiches

Quand j’avais le livre de Claudine entre les mains, j’avais griffonné plein de choses sur les deux dernières pages. Sur la première, j’avais mis en pratique mon passé de régisseur et d’assistant en faisant la liste de tout ce qui était relatif à la logistique (les personnages, les lieux, les coûts, les jours de tournage, etc…). Et sur la deuxième, je m’étais amusé à faire la liste de tous les objets qu’il allait falloir filmer. J’estimais que cette deuxième liste était capitale. Il y avait le briquet de Marc, le portail de la maison, le laser de l’agent immobilier qui prend les mesures de la maison, etc… Tout cela rejoint ce que j’évoquais précédemment sur cette idée de profusion au sein du film.

L’énigme du titre

Si l’on se demande pourquoi il n’y a pas de tiret dans le titre du film, je précise que c’est volontaire. Déjà, par rapport à la disposition du titre sur l’affiche, on ne voyait pas où et comment placer le tiret de façon convenable – ça aurait été très moche. Je vais d’ailleurs en profiter pour piquer un truc à un spectateur du film qui avait lui aussi remarqué cette absence et qui avait alors dit quelque chose de très intéressant là-dessus : ce serait le « trait de désunion », en clin d’œil à ce que raconte le film. De mon côté, j’avais surtout pensé à un titre où les mots ne seraient pas liés, où chaque mot « crierait » quelque chose. Je ne voyais pas pourquoi « fort » devait être tout seul, et « serre » et « moi » devaient être ensemble… Et enfin, je dois préciser qu’à la base, j’ai emprunté ce titre à une chanson d’Etienne Daho, La Nage indienne, qui devait d’ailleurs être la chanson sur laquelle Clarisse et Marc dansent dans la discothèque. Le refrain, c’était « Serre-moi fort, si ton corps se fait plus léger, je pourrais nous sauver », et vers la fin, ça devenait « Serre moins fort, si ton corps se fait plus léger, je pourrais me sauver. C’est vraiment incroyable comme les textes de Daho sont très ambigus et très sophistiqués. Pendant très longtemps, comme je n’arrivais pas à choisir entre les deux termes, j’avais envisagé d’appeler le film « Serre moi(ns) fort ». Or, il se trouve que le premier degré a gagné, et qu’on est revenu à l’essentiel.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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