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INTERVIEW

MUNICIPALE

Milan Alfonsi

Scénariste

Dans le cadre de l’édition 2022 du festival Drôle d’endroit pour des rencontres à Bron, nous avons pu nous entretenir longuement avec Milan Alfonsi, coscénariste du film « Municipale« .

Entretien Interview Rencontre Milan Alfonsi scénariste du film Municipale
© Rezo Films

Quel est votre parcours personnel ?

J’étais prof de philo à l’origine, j’avais passé les concours de l’enseignement puis j’ai commencé une thèse et en parallèle j’ai commencé à travailler avec Thomas (NDLR : Paulot, le réalisateur) et Ferdinand (NDLR : Flame, le coscénariste) – on se connaissait depuis longtemps tous les trois. Thomas faisait son film de fin d’études à l’époque, déjà dans les Ardennes, donc je l’avais rejoint sur le tournage pour jouer le rôle d’un chasseur ardennais. C’était une fiction mais mon personnage évoluait dans une vraie chasse ardennaise donc c’était déjà un petit entre-deux. Et je travaillais aussi avec Ferdinand qui faisait plutôt du théâtre. Cette forme d’écriture collective m’a apporté plus de joie que la solitude de l’écriture en recherche. Ça a été déterminant pour la réorientation que j’ai faite avec eux.

Comment est venue l’idée du film ?

On a commencé à en discuter au moment de l’élection présidentielle en 2017 et Thomas a un lien avec les Ardennes, sa famille vient d’un petit village qui s’appelle Tailly. Son grand-père a été maire de ce village pendant 30 ans. Il s’était dit qu’il aimerait bien un jour faire un documentaire pour essayer de comprendre cette expérience de maire et de voir ce que signifie la politique dans une petite localité. Notamment dans un petit village de 170 habitants, ça veut dire quoi la politique ? Est-ce que la couleur dont on repeint la barrière, c’est de la politique ou non ? Mais Thomas s’est dit qu’il ne fallait pas suivre son grand-père et qu’il serait drôle de suivre un acteur, un personnage de fiction, et qu’on entre dans l’élection municipale par ce biais. Et à l’époque il avait vu "Route One/USA" de Robert Kramer et il était très excité par cette idée de personnage.

On s’est dit qu’il y avait quelque chose de très intéressant parce que choisir le point de vue d’un comédien nous permettrait de parcourir cette élection municipale depuis l’intérieur, et d’être dans l’action, pas en observation, mais aussi parce que l’idée même du film implique une mise en parallèle de la construction du personnage politique et celle d’un personnage de fiction. On s’est dit qu’il y avait quelque chose du storytelling, de la fabrication du personnage politique : il y a toujours de l’artifice, de la narration. Donc on voulait le faire avec un personnage qui assume son côté artificiel et qui le porte même sur son visage puisqu’il est présenté comme comédien. Présenter un candidat fictif, ça veut dire que c’est quelqu’un qui n’existe pas vraiment, qui a un statut particulier, ça signifie qu’on élit presque un être imaginaire. Donc si ce personnage est élu à la tête de la ville, c’est comme la reine d’Angleterre, c’est quelqu’un qui tient une fonction mais qui ne gouverne pas donc qui désactive cette fonction. On avait toute une lecture, à l’époque, autour du municipalisme libertaire, de l’autogestion, de l’anarchie… On se disait que c’était très intéressant d’aller chercher à stimuler ça dans l’imaginaire politique, de présenter ce candidat et de mettre les gens devant cette situation : si vous votez pour lui, non seulement il ne gouvernera pas mais il vous laissera la place, qu’est-ce que ça vous dit ?

Comment avez-vous embarqué Laurent Papot, le comédien, dans ce projet ?

On a croisé une amie de lycée qui aujourd’hui travaille dans le casting et on lui a parlé du film. Elle nous a dit : « votre film est très bizarre, il faut un comédien très particulier pour ce travail ». Le lendemain, elle est arrivée avec une liste de dix comédiens avec un petit grain de folie, qui pourraient vraiment s’engager, car selon elle, il ne nous fallait pas un comédien de texte mais plus quelqu’un qui pouvait faire de l’improvisation. Laurent, on a vu sa tête et on le trouvait sympathique, on a vu ses films, on le trouvait un peu drôle. Assez rapidement on s’est dit que ce serait lui. La première fois qu’on l’a vu, il ne nous laissait pas parler, il nous coupait la parole tout le temps, il débordait complètement, on était épuisés au bout d’une heure de rendez-vous ! En fait on avait très envie que le personnage s’autonomise au bout d’un temps. On avait écrit la trame avec cette idée qu’il nous échappe.

C’est ce que l’on ressent dans le film : à un moment donné, il rentre totalement dans le truc et vous vous contentez quasiment, après, de filmer la manière dont lui prend en main les choses.

C’est justement ce qu’on voulait : Laurent était au courant et c’est aussi ce qui s’est passé réellement sur le tournage. Le dispositif de ce film était peut-être propice à un engagement un peu corps et âme du comédien. De façon presque performative, ça ne pouvait que le transformer. Donc quand on a rencontré Laurent, on l’a senti bien là-dessus. Et on a fait un essai pour le mettre en situation, on est allé à Malakoff dans un bar, on a pris la caméra et Laurent avait pour mission d’aller voir les gens et de déclarer qu’il se présentait aux municipales de Malakoff avec un projet un peu loufoque qui était de reconstruire la tour de Malakoff, un ancien parc d’attraction qui avait été détruit à la Belle Époque. Il a décroché trois adresses mails, a tout de suite tchatché avec tout le monde, disait bonjour aux gens dans la rue… Il est immédiatement rentré dans le truc et, ce qui nous a beaucoup plus aussi, c’est qu’il a tout de suite débriefé sur l’expérience, il anticipait ce qui pouvait le mettre en difficulté à certains moments… C’était une évidence, il nous avait conquis !

Au début, le film part comme une sorte d’expérience apolitique mais on sent quand même qu’il y a une sensibilité plutôt gauche qui se développe. Comment avez-vous trouvé ce point d’équilibre entre être à la fois apolitique et quand même de gauche ?

C’est une question qu’on s’est beaucoup posée en arrivant à Revin. On avait quelques idées en tête mais on ne voulait pas arriver avec un discours préconstitué, on voulait vraiment trouver une situation qui génère de la parole politique mais pas cadrer cette parole, d’où l’idée de la politique de la chaise vide. On était déjà intéressés par l’idée d’autogestion mais ce n’est pas nous qui avons amené cette idée dans le film, c’est la dame pendant la réunion publique. On se gardait bien d’arriver avec des grosses références très lourdes, qui doivent d’ailleurs être aussi dépoussiérées aujourd’hui :  dès qu’on dit autogestion, on répond que c’est utopique, etc. On ne voulait pas faire un film sur la politique dans le sens où on filmerait un certain discours militant qu’on connaît bien mais qui est difficile à filmer, donc on voulait se prémunir de cette lourdeur-là. Mais quand on discutait avec les Revinois et les Revinoises, on pouvait aller plus loin, on parlait par exemple de Saillans, dans la Drôme, qui avait essayé de mettre en place un système de municipalité autogérée, on parlait des modèles de démocratie directe qui avait été mis en place par tirage au sort, des choses comme ça. Tout cela arrivait dans les discussions dans un second temps.

Comment avez-vous géré les personnalités qui étaient déjà un peu plus politisées ? Notamment Chabane Sehel, le militant « gilets jaunes », ou Karim Mehrez, ancien candidat PS à la mairie de Revin, qui n’avaient pas tout à fait le même statut que d’autres personnes pour qui l’engagement politique était nouveau.

Chabane avait sa liste donc il n’était pas avec nous, on s’entendait bien, on était « alliés », d’une certaine façon. Il venait souvent nous voir, on savait qu’il aurait une place particulière et qu’on le suivrait comme un personnage indépendant, et il nous disait de façon totalement assumée : « je me sers un peu de vous, c’est bien qu’on me voit avec la caméra, ça fait parler ». Mais c’est vrai que Chabane et Karim sont ceux qui se sont le plus emparés du film, Karim dans un souci peut-être plus profond, pour raviver un peu de désir politique, pour animer une discussion, pour essayer de transformer la façon de gouverner… Lui vient de cette culture du centre social qui souhaite autonomiser la population, donc il était intéressé par le côté « outil démocratique ».

Inversement, ce qui est très intéressant, c’est que cette expérience rendait beaucoup de dignité à des gens qui s’engageaient pour la première fois, par exemple Jennifer, la jeune chômeuse…

Jennifer fait partie d’une bande de jeunes « paumés » à Revin, qu’on a rencontrés dans notre local de campagne. C’était tout le temps ouvert donc c’est devenu un lieu de rencontre, un lieu social au sens fort, qui manquait dans la ville. À la suite d’une soirée qu’on avait organisée, où Laurent avait fait un discours, ces jeunes sont venus parce que c’était allumé et qu’il faisait chaud, qu’on offrait des verres, du café, plein de choses... Ils sont venus d’abord par convenance et parmi eux il y avait Jennifer qui prêtait une oreille plus attentive à ce qui se passait, et un jour elle a pris la parole, et c’est là qu’on s’est rendus compte (la scène est dans le film) qu’elle ne faisait pas qu’écouter. Puis elle est revenue très régulièrement et elle nous disait : « j’aime beaucoup venir ici, je ne parle jamais de ça et ce sont des sujets qui m’intéressent beaucoup ».

Ce qui est aussi extraordinaire, c’est la manière dont cette expérience a rapproché des gens qui ne se seraient jamais côtoyés sans cela, avec une émulation très humaniste.

C’est ce que disait Talib, le propriétaire du « Terminus » (NDLR : le bar où plusieurs scènes sont filmées) : « grâce à vous, vous faites se reparler des gens qui ne se croisaient plus ». Des gens qui étaient clairement en opposition se parlaient plus poliment parce qu’il y avait la caméra, donc un échange se créait. Aujourd’hui, quand on retourne à Revin, une petite famille s’est constituée et tout le monde nous a rejoints, avec des gens qui ne se parlaient pas avant : du milieu un peu socialiste, du monde associatif, des gens du foot, de tous les milieux… En plus comme on a eu la chance d’amener sept Revinois et Revinoises à Cannes, ça a consolidé une affection très forte dans ce petit groupe.

On a souvent tendance à penser qu’un documentaire filme la réalité alors que la présence de la caméra change déjà beaucoup de choses. Dans "Municipale", vous allez à fond là-dedans : non seulement la caméra change des choses mais elle crée une nouvelle réalité.

C’est une volonté tout à fait assumée et c’est la caméra qui a porté l’élément de fiction et de jeu dans cette campagne, avec Laurent évidemment. On a été transparents avec les gens, on a présenté cela comme un jeu, on leur a dit : « voilà les règles et vous vous en emparez comme vous voulez, si vous voulez vous servir de Laurent comme tribune pour dire des choses que vous n’avez jamais la chance d’exprimer, faites-le ». On pouvait se servir de la caméra comme une sorte de bouclier pour peut-être s’autoriser à dire des choses autrement. La caméra est un bon outil pour s’aventurer sur des terrains dans lesquels on n’a pas l’habitude d’aller. On propose quelque chose de complètement utopique, qui serait complètement mis de côté dans un contexte plus sérieux, mais comme il s’agit d’un film, on y va ! Donc la caméra ne fait pas qu’observer, elle transforme l’endroit où on est. Il y avait la volonté d’ouvrir une faille avec la fiction.

Et les Revinois s’emparaient aussi de l’élément de jeu pour nous dire qu’on les faisait chier ! José, le commerçant qui engueule Laurent à la fin du film, on lui a dit qu’on avait besoin de deux scènes pour des besoins narratifs, dont une où il devait le pourrir (NDLR : Milan Alfonsi nous confie que quelques rares scènes ont été rejouées de cette façon). Il nous a fait une scène où il était incroyable : un super acteur, et en même temps je pense qu’il disait de vraies choses, que certaines personnes pensaient à Revin à propos de notre démarche. Le jeu a permis de désenclencher une agressivité qui pouvait exister et en même temps de la formuler.

Paradoxalement, dans cette expérience, l’artificialité a amené beaucoup de sincérité.

Le film a commencé de manière très artificielle et arbitraire puis on a été tellement en immersion qu’on a fini par s’intégrer à la ville, par avoir de vraies relations avec les gens et par perdre le surplomb du départ. Finalement, les gens qu’on voit à l’écran sont des gens qu’on aime. À la fin, on n’était plus là seulement pour un film mais aussi parce qu’on avait des amis. On verra si on a des idées mais ce serait bien de refaire un film là-bas, c’est quand même une ville avec des gens qui racontent bien des histoires, qui se prêtent au jeu, qui rentrent bien dans ce que l’on propose et qui ont un vrai plaisir à faire ça. On aurait envie de faire un univers cinématographique comme "La Comédie humaine" mais à Revin.

Dernière question : pourquoi avoir choisi la chanson "Salam Alikoum" de Jimmy Oihid pour clore le film ?

Jimmy Oihid, on l’a découvert à Revin. Malik, un des personnages du film, avait un groupe de ska quand il était jeune et Jimmy Oihid était leur idole. Cette chanson passe souvent au « Terminus ». C’est un petit clin d’œil à l’ambiance de ce bar. C’est un peu une star locale et ils étaient très touchés qu’on mette "Salam Alikoum" à la fin.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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