INTERVIEW
MADAME HOFMANN
Sébastien Lifshitz
réalisateurC’est dans un recoin du jardin des Bardines, lors du Festival d’Angoulême 2023, qu’Abus de ciné a pu être parmi les premiers médias à rencontrer Sébastien Lifshitz, pour son nouveau documentaire « Madame Hofmann« . Retour sur 24 minutes d’un échange tout en douceur, autour de ce portrait d’une infirmière sur le point de prendre sa retraite.
Le point de départ : trouver une femme en lutte
Journaliste :
Quelle était l'intention de départ du film ?
Sébastien Lifshitz :
En fait le point de départ du film, c'était vraiment l'idée de faire un portrait de femme. Une femme d'aujourd'hui. Une femme, ou plutôt une mère avec deux enfants, en lutte, essayant de s'en sortir, avec un métier pas très bien rémunéré, comme c'est souvent le cas pour beaucoup de femmes. C'était juste ça au départ, et puis petit à petit le métier d'infirmière, en fait, est arrivé. Avec elle, évidemment, les métiers de l'hôpital. Et là-dessus le Covid est arrivé. Et donc accéder au personnel soignant est devenu très compliqué. Mais petit à petit, on a réussi à travers les réseaux sociaux, par Facebook, par zoom, à pouvoir rencontrer beaucoup de personnel soignant. On a slalomé à travers les différentes vagues de covid.
Et un jour, pendant ce casting, je rencontre Sylvie Hofmann, qui devait en fait nous rencarder sur des noms et des numéros de téléphone d'infirmières. Et quand j'ai vu cette femme arriver, elle m'a saisi. J'ai trouvé qu'elle avait une personnalité très forte. Elle était très marquée déjà, par tout ce qu'elle venait de vivre à l'hôpital. Et cette espèce de franchise qu'elle avait, et cette spontanéité à la fois, avec une sorte de mélange d'humour et de gravité... J'ai trouvé cette femme fantastique, en fait. Et j'ai continué le casting, mais je n'arrivais pas à me la sortir de la tête, et un jour j'ai dit à ma directrice de casting : « écoute, je voudrais revoir Madame Hoffmann. Est-ce que tu crois qu'on pourrait aller à l'hôpital, la voir, dans l'exercice de son travail ». Et elle a accepté.
Donc, on est allé la voir à l'hôpital nord de Marseille. Et là je l'ai vue, au sein de son équipe en plein travail. Et il y a eu l'évidence que, en fait, la personne que je cherchais c'était elle. Non seulement que c'était elle, et puis aussi, il y a aussi eu l'évidence d'un film. À travers ce service que je découvrais, tout d'un coup vraiment un désir évident m'a sauté à la figure, si vous voulez. Et c'est souvent comme ça, en fait, quand on a un projet de documentaire : vous partez d'une idée, de quelque chose qui est comme une sorte de point de départ, mais qui, dans le fond, n'est pas si défini que ça. Et c'est surtout, en fait, les rencontres qui font les films. Et qui vont d'ailleurs souvent les déplacer, parce qu'évidemment les gens que vous rencontrez ne sont jamais exactement ceux que vous avez imaginés. Et c'est la réalité comme ça qui s'impose à vous. Et qui fait le film.
Une époque particulière et la rencontre avec la mère de Sylvie
Journaliste :
En termes de timing, on est du coup après le deuxième confinement ?
Sébastien Lifshitz :
Non, on est entre le premier et le deuxième. Il y a la première vague qui est passée, on arrive pile, entre l'été et l'automne 2020.
Journaliste :
A l'époque, il y avait déjà des grèves aux urgences, il y avait déjà beaucoup de départs vers le privé, des gens qui changeaient de profession. Le Covid a encore amplifié tout ça. Vous abordez tellement de sujets dans le film, à la fois professionnels et privés, à la fois le rapport au travail, à sa propre mort et à la maladie... Vous avez toujours été sur des questions intimes, que ce soit par rapport à la question du genre ou à la définition de ce que c'est que devenir femme. Ici, j'ai trouvé que ce rapport à la maladie, passe beaucoup finalement par les discussions avec la mère, qui a eu plusieurs cancers et par ses interrogations à elle par rapport à la génétique. Du coup, c'est devenu selon moi un des sujets principaux de votre métrage. Comment s'est faite la bascule ? C'est au montage ?
Sébastien Lifshitz :
Non, non. En fait pendant le le tournage, tout d'un coup j'ai fait la connaissance de la mère de Sylvie. Et j'ai trouvé cette femme toute aussi extraordinaire que sa fille, Sylvia hoffmann. Et Sylvie m'a raconté le parcours de vie de sa mère. Et j'ai trouvé son parcours de vie absolument extraordinaire. Parce que cette femme part quand même de la misère la plus noire qu'on puisse imaginer. Et petit à petit, elle arrive à s'en sortir, à arriver en France, à commencer à travailler enfant, et puis ensuite à entrer à l'hôpital en tant que femme de ménage, ensuite à passer un concours et à devenir aide-soignante. Enfin, cette femme a eu une vie possible, mais à la force du poignet. Et il y a une sorte de lutte phénoménale pour se sortir de cette misère en fait.
Journaliste :
Et en même temps c'est quelqu'un qui ne regrette rien...
Sébastien Lifshitz :
Elle a une forme de reconnaissance, en fait, dans la vie. Dans le fond, toutes ces épreuves qu'elle a pu rencontrer, elle les accepte. Ca fait partie dans le fond de son identité, de son parcours, de tout ce qu'elle est. Et ce qui me fascinait, c'est que cette femme a un humour incroyable, une espèce de dérision qu'on n'attendrait pas, à gérer de telles épreuves. Et c'est ce mélange que j'ai trouvé exceptionnel. Et, dans le fond, j'ai retrouvé cette même force intérieure chez Sylvie. Et il y avait pour moi cette idée de construire comme une sorte d'histoire, finalement, de famille à travers différentes générations : une histoire de femmes. De femmes en lutte au travail et qui, tout d'un coup, se racontent dans le film.
Parce que Sylvie, quand moi je la rencontre, elle a quarante ans d'hôpital. D'habitude les infirmières, elles restent en moyenne sept ans. Sylvie est restée quarante ans. Et donc je me suis dit : « qu'est-ce que ça fait d'elle, en fait, ces quarante années ? » On a toutes les strates, en fait. Elle a commencé en tant que puéricultrice. Elle est passée par les urgences enfants, ensuite les urgences adultes, ensuite elle est passée par quantité de services, donc on voit qu'elle est comme imprégnée, remplie de toutes ces différentes expériences. Et moi, j'arrive finalement à une forme d'aboutissement, au moment où, tout d'un coup, elle est prête, pour le film je dirais, remplie de mille vies. On pourrait dire que c'est ça que je filme, je filme cet accomplissement.
De ponctuelles prises de recul face caméra
Journaliste :
D'où aussi le choix d'avoir intercalé des moments d'interviews face caméra ? Pour une prise de recul d'elle-même finalement...
Sébastien Lifshitz :
Ah c'est drôle ce que vous me dites en fait, parce qu'alors ces entretiens face caméra que je faisais avec elle, je n'étais pas sûr de les utiliser. En fait, je les faisais un peu ponctuellement à l'intérieur du film pour essayer de voir quelle était sa réflexion sur elle-même. Et en même temps, je voulais surtout pas que le film tombe dans le discours. Il fallait que le film soit toujours dans l'incarnation des choses et pas dans la réflexivité.
Donc du coup, je n'étais pas certain de vouloir utiliser ces entretiens. Mais finalement j'ai trouvé Sylvie assez exceptionnelle dans ces entretiens. Et je trouvais que, en plus, c'était des moments de vie en soi. Ce n'est pas juste quelqu'un que j'ai extrait de son monde, que je mets sur un fond noir et tout d'un coup je lui dis : « vas-y, parle-moi de toi ». C'était pas ça du tout, on était chez son compagnon, en plein milieu de tous ces moments qu'elle était en train de vivre à l'hôpital. Donc je dirais qu'elle était « à chaud ». Tout d'un coup, elle se souvenait en fait de moments extrêmement marquants de son parcours. Et ça me semblait comme nécessaire, pour mieux la comprendre et être véritablement avec elle, de les intégrer au film.
Je sais pas ce que vous, vous en avez pensé...
Journaliste :
Oui, J'ai beaucoup apprécié. En y repensant tout à l'heure, je me suis dit que ce sont les seuls moments où on l'entend elle. On a le regard des autres, mais à ce moment-là, on a son regard à elle. Moi, j'ai trouvé ça intéressant que, ponctuellement, on lui permette ça, parce qu'elle est dans le coup de feu en permanence... Ainsi du coup, il y a ces moments où je pense qu'une voix-off aurait été catastrophique, et là on est dans quelque chose qui permet encore plus de rentrer dans son intimité.
La figure sacrificielle de l’infirmière
Sébastien Lifshitz :
Ça vous a ému le film ?
Journaliste :
Oui, j'ai trouvé le film émouvant. Et sur la fin beaucoup. Ce qui m'a étonné... elle est aussi dans ce rapport à sa possible mort, à sa maladie à elle, finalement. Puisqu'elle a vu des tas de cas différents, mais quand ça touche à son intimité à elle, la retraite, finalement, elle la vit comme une petite mort ? Par rapport au côté hyperactif, forcément, qu'elle a, est-ce qu'elle le voit elle aussi comme ça ? Parce qu'elle est tentée de continuer et a des difficultés peut-être à lâcher prise, à passer à autre chose...
Sébastien Lifshitz :
Sylvie, c'est vraiment quelqu'un, pour moi, qui est une figure du sacrifice, comme le sont beaucoup d'infirmières. Ce sont finalement des hommes et des femmes qui consacrent leur vie aux autres, à les protéger, les soigner, les accompagner. D'ailleurs, je dirais même que, dans l'histoire des infirmières, au départ, c'étaient des bonnes sœurs, en fait, qui s'occupaient des malades et la plupart du temps leur fonction était surtout, non pas tant de soigner et guérir, parce que les moyens étaient si limités, mais de les accompagner dans l'au-delà. Elles préparaient, en fait, le voyage pour l'après. Et donc elles avaient un rôle déterminant dans l'acceptation, je dirais, de la situation de fin de vie dans laquelle vous vous trouviez.
Et dans le fond, je dirais presque que dans ces gestes à la fois, de soins, il y a presque une part de transcendance, en fait, dans le métier d'infirmière. Elles sont pour moi les corps et les consciences qui sont entre la vie et la mort. Elles font le lien. Elles seront à vos côtés jusqu'au bout. Et je trouve que cette charge extrêmement noble et en même temps, extrêmement difficile, et pour moi, elles sont des héroïnes en fait, parce que tout le monde n'est pas capable de se retrouver dans ces situations et durant toute une vie. Donc, du coup, qu'est-ce que ça fait d'être à cette place très singulière, face à des corps qui sont fragiles, parfois dans des situations désespérées.
Et pourtant, elles ne fléchissent jamais. Elles sont toujours là, elles accompagnent, elles n'ont pas peur de la maladie, elles n'ont pas peur de la mort, des familles, qui sont comme désespérées ou impuissantes. Donc, elles jouent un rôle à tous les niveaux. Elles ont à la fois un rôle transcendant, elles ont un rôle médical, elles ont un rôle social entre parfois les patients et les familles. Donc la responsabilité qu'elles ont est immense en fait, et le travail à accomplir aussi. Donc, on voit bien que la charge, qui pèse sur elles est quand même très importante, et tout ça pour un salaire beaucoup trop modeste et une reconnaissance quasi inexistante.
Et donc Sylvie, elle ne représente qu'elle-même, mais elle parle pour toutes. Elle est pour moi une héroïne d'aujourd'hui. Ce travail que font les soignants et qui est des plus admirables, est vital en fait pour nous tous. Et le film montre aussi un état de l'hôpital aujourd'hui, qui est à la fois un lieu miroir de la société - et donc fait aussi un portrait de la France de ces deux dernières années -, et montre l'importance cruciale des hôpitaux publics. Et de la justice sociale qu'ils permettent.
Du coup, c'est très politique en fait aujourd'hui, de choisir de rester travailler à l'hôpital public.
Le choix des patients et la patience du montage
Journaliste :
Comment vous avez choisi, du coup, les patients que vous montrez au final ? Parce que je pense qu'en un an, vous en avez vu pléthore, et vous en avez retenu cinq, six...
Sébastien Lifshitz :
Comment j'ai choisi les patients ? Je dirais qu'on a choisi ceux qui nous semblaient, narrativement les plus intéressants, pour montrer les différentes situations auxquelles les infirmiers sont confrontés. Et puis, ça s'est joué à différents niveaux en fait. Il y avait à la fois des questions narratives, des questions politiques et sociales, parfois émotionnelles...
Journaliste :
C'est un montage de combien de temps ?
Sébastien Lifshitz :
Sept mois. Sept mois de montage image.
Une part de comédie inattendue, avec l’esprit du sud
Journaliste :
Et du coup au montage, comment ça se construit, cette alternance finalement entre gravité et des moments un peu plus joyeux, où on peut avoir des plaisanteries... Qui passent surtout pour moi au travers de ce groupe uni, finalement, de personnes, notamment la pause café qui permet de l'informel, et puis de sortir aussi des choses importantes qu'on garderait pour soi et qu'on porterait comme un poids. Qui vient aussi des discussions avec la mère...
Sébastien Lifshitz :
Vous savez, en fait, la part de comédie qu'il y a dans le film, elle a été très inattendue. Parce que je pensais que le film aurait plutôt une sorte de gravité permanente. Mais en fait, ce qui s'est passé, c'est que, d'abord on est dans cette culture du sud, de Marseille, où je dirais, Pagnol n'est jamais loin. Et vous avez une espèce de dérision permanente qu'ont les Marseillais, sur n'importe quelle situation, même celle la plus tragique. Ils peuvent pas s'en empêcher. Ils vont vous sortir une espèce de punchline, de monologue irrésistible...
Et ça, pour moi, ça a été une des choses les plus merveilleuses que j'ai pu découvrir, à la fois au travers de Sylvie et de sa mère. Parce que c'est aussi un état d’esprit, quand même. C'est un esprit face aux adversités de la vie. Elles ont une façon de répondre aux pires difficultés. Elles ne se laissent jamais abattre, et non seulement elles ne se laissent pas abattre, et en plus elles en plaisantent, entre elles. Et elles gardent la tête haute. C'est un élan vital par rapport à tout ce qu'elles traversent. C'est ce qui m'a complètement conquis, en fait, avec tout cette communauté soignante que j'ai rencontrée à Marseille. C'est vraiment une culture.
Journaliste :
Et vous avez eu la chance aussi, de tomber sur un groupe qui s'entend bien...
Sébastien Lifshitz :
Mais quand on voit Sylvie, on n'est pas très surpris, non ? Si jamais une équipe dysfonctionne, souvent on regarde qui les dirige... et on comprend pourquoi ça ne fonctionne pas. Je dirais que Sylvie, elle a fait une équipe à son image. Elle a construit, en fait, cette équipe petit à petit. Et on voit une espèce de cohésion, une solidarité. Gérer, c'est presque un projet politique en soi. En fait, c'est une sorte de petite communauté, une petite société en soi et qu'elle a su merveilleusement construire et réorganiser.