INTERVIEW
LES SURVIVANTS
Guillaume Renusson
réalisateur et scénaristeC’est au cœur du jardin des Bardines, à l’occasion de la présentation de son film en compétition au Festival d’Angoulême, que nous avons pu rencontrer le jeune réalisateur Guillaume Renusson, également co-auteur du scénario de ce premier long : « Les Survivants« . Une rencontre riche et passionnante, qui, de vingt minutes prévues initialement, en aura duré au final presque le double.
Journaliste:
Est-ce que vous êtes parti d’un fait divers particulier pour écrire ce scénario ?
Guillaume Renusson :
Je dirais qu’il y a une somme de faits divers, oui. Des faits divers, des choses que j’ai entendues, des choses qu’on m’a racontées, des choses pas médiatisées. Comme c’était un sujet qui allait traiter de l’actualité, que c’était contemporain, je trouvais que c’est toujours dur de pouvoir « prendre du recul » par rapport au sujet. [Il fallait] se dire « comment on va parler de ça », d’un sujet aussi glissant, aussi ambivalent à certains endroits.
Les producteurs m’ont envoyé plusieurs fois là-bas. Sur le terrain, parler avec des gens dans les vallées, parler avec des réfugiés, parler avec des gens dans des associations, faire des maraudes… Je me rappelle des moments où j’ai vraiment rencontré des gens qui ont hébergé des réfugiés chez eux, qui en ont cachés. Avec cette solidarité montagnarde où, de la même façon qu’un marin ne peut pas laisser quelqu’un à l’eau, un montagnard ne peut pas laisser quelqu’un dans la poudreuse et dans le froid.
La première fois où je vais là-bas, dans un hôtel, quelqu’un vient me voir au petit déjeuner, qui savait que j’étais là depuis trois jours. Il se présente comme un élu à la municipalité, RN… et dans la discussion qu’on a eu, il y avait une vraie volonté d’intimidation de sa part. Il y a ça. Il y a ce qui s’est passé avec génération identitaire, forcément, ce groupuscule d’extrême droite qui avait loué un hélicoptère pour jouer au shérif, avec des talkies-walkies pour dénoncer les passages. Ils avaient rematérialisé la frontière.
Je me rappelle d’un fait divers, je crois que c’était dans la banlieue de Gênes, un type avec un camp de réfugiés en bas de chez lui. Du jour au lendemain, il a pris sa chevrotine et il est allé tirer dans le tas. Il y avait trois parfums en fait. Un parfum de solidarité. Un parfum de xénophobie. Et un parfum d’indifférence. Et tout ça dans une vallée où j’écrivais un film qui devait raconter le deuil.
J’avais fait beaucoup de court-métrages avec des réfugiés, dans lesquels ils se racontaient. J’étais dans une association. On passait deux jours avec eux. Une journée, le matin ils écrivaient, l’après-midi on tournait, le lendemain matin on montait ensemble. Très souvent, la dimension de deuil revenait. J’ai découvert que l’exil est un deuil. Ça semble évident dit comme ça, mais c’est très surprenant de voir que les étapes du deuil que l’on connaît tous quand on perd quelqu’un (la colère, le déni, l‘acceptation…), on les retrouvait dans les parcours de ces gens là.
Faire un film sur deux survivants (j’aime que le titre du film annonce son genre…), puisqu’ils ont chacun survécu à quelque chose de différent, là-bas, avec les témoignages [c’était fort]. Je me rappelle même avoir vu, le soir, dans les phares des dameuses, quatre ou cinq silhouettes, des ombres, comme des formes fantomatiques.
Journaliste :
C’est ce qui a inspiré le plan, très impactant, filmé avec drone, où l’on voit leurs deux silhouettes s’éloigner dans la neige, avec cette nuit qu’ils vont devoir traverser… ?
Guillaume Renusson :
C’est pour ça que je parle de « somme » pour le processus d’écriture. J’étais un peu comme un archéologue avec mon pinceau, je grattais, puis j’attendais... J’ai commencé à trouver des choses, qui sont devenus homogènes. Comme si je tissais un réseau d’idées qui me semblait très cohérent : raconter un drame social, aller vers le genre pour raconter cette violence qu’il y a à la frontière, un homme en rédemption, cette sorte de milice organisée par les trois jeunes, qui ne sont pas à cheval mais en motoneige, cette femme afghane…
Il y a un cinéma qui s’est convoqué tout seul. Sans doute parce que je l’apprécie (avec mon père on regardait des westerns de Noël...). J’ai repensé au "Grand Silence", à "Essential Killing"… En écrivant, je trouvais qu’il y avait un propos, et aussi un vrai désir de cinéma, avec un grand C, pour la salle, de grands espaces…
C’était un défi pour un premier film. {J’ai eu] des producteurs qui m’ont accompagné à fond , qui m’ont fait énormément confiance. Car je savais que ça allait être un film de mise en scène aussi, où il fallait retranscrire cette tension…
Journaliste :
Comment s’est passée la préparation de l’impressionnant plan séquence du début, dans le squat ?
Guillaume Renusson :
Il y avait déjà la volonté de commencer avec elle, pour raconter d’où elle vient, et récupérer après la trajectoire de Denis. J’aimais bien l’idée qu’on se dise que sans doute on va la revoir… mais quand ? J’aimais ce que ça pouvait avoir comme impact dans la dramaturgie. Il y avait aussi un truc très Spielbergien : j’avais lu en tant qu’étudiant qu’ « un bon film c’est un film où les cinq premières minutes on est scotché à son fauteuil ». J’avais ça en tête, je voulais démarrer fort.
On n’a eu qu’une journée pour faire cette scène. Ça reste un premier long, on a tourné six semaines. On a beaucoup réfléchi, avec mon chef op et mon premier assistant, sur comment gérer cette scène, la figuration… J’avais entendu qu’à Claviere, de l’autre côté de la frontière, il y avait une église qui servait de squat. Et je me suis dit que, vue la situation, un jour il y aurait une descente de flics à cet endroit, et j’ai écrit la scène. Et c’était très perturbant, car un mois après, je suivais sur Facebook l’association qui gère le squat, et le matin au petit-déj’, ils étaient en Facebook live avec les flics qui tapaient à la porte. Ça m’a vraiment marqué. Et il y a deux scènes en fait, comme ça : cette scène et la scène du cadavre (le bras qui dépasse de la neige) qu’on a imaginées à l’écriture, et qui ont été rattrapées par le réel.
On a passé la journée à chorégraphier le plan, à le répéter… À partir de 16 heures, on a commencé à tourner. Et dans les dernières prises, on a commencé à avoir quelque chose qui était fluide. Ça a été une vraie expérience collective. C’est un plan séquence de presque trois minutes, avec une trentaine de figurants, des flics, plusieurs bastons… et Zar a fait toutes les cascades de cette scène. Chaque fois on allait voir la prise dans la pièce à côté, pour voir ce qu’il manquait, ce qui clochait, ce qu’on pouvait faire mieux.
Il y a plusieurs plans séquences dans le film. Je les voulais surtout pour les scènes de violence. Sorogoyen ("As bestas") disait en interview qu’il y a une vérité dans le plan séquence. Comme je ne voulais pas du tout tricher sur les scènes de violence et les rendre les plus réalistes possible, [je l’ai choisi. Mais je me posait la question] : comment on se bat en vrai ? Je voulais pas faire du Jason Statham, de la chorégraphie, du découpage, même si je peux adorer ça en tant que spectateur. Je voulais que ce soit un film sensoriel, qu’on montre la neige, qu’on montre cette traversée, qu’on montre l’effort que c’est. Et les scènes de baston devaient être similaires à cette envie (d’ultra-réalisme).
Journaliste :
Cette violence, on ressent ça finalement comme la seule réponse possible de survie à la violence des autres. Est-ce que vous vouliez aller aussi loin dès le départ ?
Guillaume Renusson :
C’était une volonté déjà dans le scénario à l’écriture, qu’on aille à chaque fois dans un cinéma auquel on ne s’attend pas. On démarre comme un drame social, et je voulais que la fiction me permette de raconter que l’on est là, on est au bord de ce monde là, de ce chaos. Même à 2000 mètres d’altitude, on est dans cette polarisation du monde qui est excessive. Il y avait donc la volonté d’aller jusque-là.
J’avais aussi des films comme "Chiens de paille" en tête. Dustin Hoffmann en prof de maths, qui n’a rien demandé [et qui doit faire face à la violence]. C’est intéressant comment un personnage part en vrille. Je tente un dialogue entre Denis et ces trois personnages, mais à un moment donné le dialogue est impossible. Et la seule solution, comme vous l’avez dit, c’est passer par cette violence, pour l’aider, la faire passer. J’avais aussi "Le Fugitif" en tête, avec l’idée du sacrifice.
La scène où ils se battent dans l’hôtel, quand ils sont face à face, en ombres chinoises, je voulais que ce soit comme dans la vraie vie. Ça a été épuisant pour les comédiens, ça demande une énergie folle. Mais pour moi ça faisait partie du projet cette violence là. C’est l’état du monde dans lequel on est.
À la sortie d’une projo hier soir j’ai écouté une dame qui disait « c’est quand même très très violent… » et son mari à côté qui disait que « ça faisait partie du propos du film. Il fallait aller jusque-là ».
Journaliste :
Pour caractériser le groupe de chasseurs, vous allez voulu, par petites touches, qu’on sente dès le début qu’ils sont potentiellement dangereux ? Et qu’on repère leur appartenance politique (RN/FN) ? Le « on est chez nous » n’est sans doute pas fortuit…
Guillaume Renusson :
Oui. Je me rappelle, quand j’avais rencontré Thomas Bidegain (scénariste d’Audiard, qui avait fait "Les Cowboys"), il était vachement intéressé par la représentation de ce trio. Il m’a dit « il faut absolument que, dans la première scène, ils soient en compassion avec ton personnage ». J’ai trouvé ça hyper malin qu’il y ait ce truc du « on est désolé pour ta femme ». Je lui dois ça. C’est vrai que ceux-ci ont un propos également : « avec tout ce qui se passe le bar mon père ferme », « mon père veut partir », des choses que j’ai entendues là-bas. J’ai vu des gens me dire que « ça fait un an qu’ils ont moins de réservation dans leur hôtel ». La crise, à un moment, impacte la vie des gens, qui sont [alors] au-delà de la solidarité… Je trouvais ça intéressant, car à un moment donné leurs convictions prennent le dessus, et qu’eux-mêmes se trouvent dépassés par cette violence.
Victoire Du Bois, qui joue la jeune femme qui les traque, la façon dont elle tremble avec le fusil en main… pour moi c’est la première fois qu’ils font ça. Ils ont déjà dénoncé des réfugiés à la police… Quand ils sont sur le parking au début du film ils parlent avec la police. Le dialogue, on ne l’entend pas, mais le dialogue qu’ils ont en vrai, [j’imagine que] c’est « il est devenu quoi le mec qu’on vous a ramené l’autre jour »… « comment on lui a couru après ». J’ai entendu ça... que des gens ramenaient à la frontière eux-mêmes des gens aux policiers. Ce n’est pas une généralité mais c’est arrivé.
Comme pour les flics d’ailleurs, je ne voulais pas être manichéen. Il y a deux scènes avec des flics. Il y en a une, oui, il y a un excès de zèle, une violence policière. Il y a une autre scène qui est selon moi d’une grande humanité… [mais il faudra voir le film pour comprendre de laquelle il s’agit]. Dans la première scène je voulais qu’on soit dans le bus avec Denis. On a tous vécu cette scène-là, où on peut rien faire, où on est témoin,..
Journaliste :
Il fallait aborder la question de sa peur à elle a un moment donné, notamment par rapport à son intégrité physique. Je trouve très intéressant la manière dont vous avez construit une scène autour de ce sujet. On comprend que c’est quelque chose qu’elle a, soit déjà connu, soit entendu sur son parcours… Est-ce que vous avez envisagé plusieurs manières d’aborder ce sujet, ou c’est cette scène là qui a été une évidence ?
Guillaume Renusson :
Cette scène-là est venue assez rapidement. Il fallait que dans le film ça devienne un duo. On commence avec Denis, on commence avec elle aussi, mais « à quel moment justement ça devient un duo »… « À quel moment ils se font confiance tous les deux ? ». Et derrière cela il y avait : « à quel moment ils se reconnaissent tous les deux dans leurs drames respectifs ? » C’est ça qui engendre la confiance. « J’ai vécu ce que tu as vécu ».
Comme j’étais dans mon western social, je voulais faire une scène de coin du feu. Il y a toujours une scène de coin du feu dans un western. En plus du dialogue, qui est un dialogue où chacun se raconte, lui doit prendre soin d’elle, la secourir, lui qui n’a pas pu sauver sa femme. Avec mon co-scénariste Clément Peny, on ne voulait pas faire d’histoire d’amour. On savait que les gens allaient se demander à quel moment ils vont se pécho… Il y avait ce film justement, sorti il y a trois ou quatre ans, avec Kate Winslet, "La Montagne entre nous", où ils couchent ensemble. On ne voulait pas être dans cette logique, on se posait la question du Male gaze, et on a trouvé ça : on s’est dit que la scène érotique allait être une scène où il la rhabille. C’est une scène qui m’émeut beaucoup personnellement.
J’ai parlé avec des femmes réfugiées. Le nombre d’agressions sexuels est… absolu. C’est tout le temps le cas. Le nombre de femmes qui tombent enceintes, et qui doivent se marier pour des questions culturelles avec leur violeur sur des trajets de réfugiés en groupe… Au départ, cette scène ne devait pas du tout être filmée comme ça, j’avais un autre découpage en tête. Car sur un film comme ça, dans la neige, on est extrêmement dépendants de la logistique. Il faut toujours avoir un plan B, C, D, toutes les lettres de l’alphabet…
Je me lève le matin. La route était une patinoire. On se cassait la gueule en faisant deux pas, c’était fou. Là où on devait tourner cette scène, impossible de monter les camions. On est obligé d’appeler les tracteurs du village d’à côté pour tirer tous les camions, tout le matos. On prend quatre heures dans les dents. On arrive en haut, on n’a pas tourné de la matinée. Je suis avec les deux acteurs, Denis et Zar, le chef op, le premier assistant, et en fait dans cette scène là, chaque plan que vous voyez, est issu d’un plan séquence. J’ai dit à mon chef op, tu éclaires le plus possible, on fait confiance à quelques sources [de lumière], et on a passé six heures de tournage à refaire la scène, en entier à chaque fois. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu un plateau entier applaudir les comédiens. Ça a donné quelque chose de très fort sur le tournage. On a fait confiance au jeu.
Journaliste :
C’est un film en effet sur la confiance en l’autre. Pour elle, refaire confiance en l’Homme…
Guillaume Renusson :
C’est exactement ça. Je me suis dit que pour les gens, Denis Ménochet c’était "Jusqu’à la garde". Et du coup, quand on met à côté Denis et les trois autres, la personne dont on se méfie le plus a priori c’est Denis. Je voulais que le chemin qu’on fait avec Denis dans "Jusqu’à la garde", on le fasse dans l’autre sens dans mon film.
Mais c’est aussi un film sur un geste solidaire. C’est juste une rencontre où ils auront passé deux jours ensemble et ils auront changé à jamais. La différence c’est que Denis, lui, peut rentrer chez lui.
Journaliste :
À la vision du film, on a l’impression que le bruit, que ce soit le drone, la motoneige, la voiture qui arrive, même le vent, c’est le danger, qu’il provienne de la nature ou des hommes. Et sur la musique, on est sur le mode sirène incendie (l’alerte) au début… puis quelque chose de plus grave avec les violons, les violoncelles…
Guillaume Renusson:
Sur le son, quand j’ai vu "Essential Killing", j’avais été impressionné par tous les détails de son, de vent, de neige, de bruits de pas. Je savais qu’il y allait avoir un travail très précis à faire sur le son. Et du coup j’allais tous les jours au bruitage.
J’adore cette phrase et je vous la volerai : « le bruit c’est le danger dans le film ». C’est vraiment ça. On construit la tension avec de l’image oui, mais avec du son aussi. Et puis tout ce off. C’est un huis clos aussi…
Et pour la musique de Rob (Robin Coudert), on a passé trois mois à la faire. J’ai dit à Rob, « pour l’écriture on a pensé à un western ». Pour les scènes de traque, on est parti dans l’électro. Pour les scènes plus amples, on est parti au violoncelle, sur un truc rugueux, et aussi une flûte que Rob a proposé. En tant que fan du "Bureau des légendes" et d’autres musiques qu’il avait faites, j’étais comme un gosse à l’idée de le rencontrer.
Olivier Bachelard Envoyer un message au rédacteur