INTERVIEW

LE ROMAN DE JIM

Arnaud Larrieu, Jean-Marie Larrieu et Karim Leklou

réalisateurs-scénaristes et acteur

Rencontrer et interviewer les frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu, c’est se confronter à un tandem d’électrons libres en phase avec un cinéma français aussi humain que désinhibé – leur filmographie ô combien précieuse l’a toujours prouvé. En embarquant cette fois-ci Karim Leklou dans une histoire de paternité mise à l’épreuve, ils se sont confrontés à un nouveau défi d’adaptation. Rejoints en fin de conférence de presse par Pierric Bailly (auteur du roman d’origine), les deux réalisateurs et leur acteur principal ont non seulement été intarissables sur leur travail, mais n’ont surtout jamais cessé de se relancer réciproquement sur des points précis. Morceaux choisis.

© Pyramide Distribution

Travail d’adaptation

Jean-Marie Larrieu : C’est par le biais de la maison d’édition que nous nous sommes retrouvés à lire le livre de Pierric Bailly. Par la suite, nous avons appris que Pierric avait fait une liste de réalisateurs auxquels il avait pensé pour cette adaptation, et il se trouve que nous étions en tête de cette liste. Il faut dire que Pierric est très cinéphile… très jurassien aussi ! (rires) Ce qui nous a également troublé, c’est qu’il nous avait confié qu’à l’époque, il n’avait pas encore vu "Tralala". Et pourtant, ce film racontait déjà l’histoire d’un individu sans famille qui, par un étrange concours de circonstances, va devenir l’épicentre autour duquel va se constituer une famille sans aucun lien de sang. On peut dire que c’est presque le même sujet ! Sans parler du fait que, dans nos deux premiers films, il était déjà question d’un personnage de père qui n’est peut-être pas le père… Je pense qu’il avait l’air de savoir où il mettait les pieds en nous suggérant pour cette adaptation.

Arnaud Larrieu : Pour parachever cet accord, nous avons ensuite passé une semaine avec lui dans le Jura, et cela nous a permis de prendre connaissance des lieux authentiques qui avaient inspiré l’écriture du roman.

JML : C’était une mémoire que l’on avait envie de conserver à l’écran. Cela étant dit, pour des gars des Pyrénées comme nous, le paradoxe d’aller dans le Jura fait qu’on va voir ailleurs et qu’en même temps on retrouve partout des choses familières. En voyant les plans qu’on avait tournés dans le village de Saint-Claude, notre monteuse avait même parfois l’impression de revoir ceux que l’on avait tourné autrefois à Lourdes ! On retrouve des trucs de montagne un peu partout […] Ces décors montagneux sont pour nous très intimes, car ils nous renvoient à l’enfance. On a grandi dans les près, les ruisseaux, les cascades. Dans ces environnements propres à la province, il y a aussi cette idée de « partir puis de revenir », qui nous travaille depuis toujours.

Karim Leklou : En ce qui me concerne, j’ai laissé de côté le livre et je me suis totalement focalisé sur le scénario, parce que je savais que l’imaginaire allait venir de là. C’est bien après le tournage que j’ai fini par lire le livre, et je suis content d’avoir procédé ainsi. Souvent, j’ai l’impression que le passage d’un livre au cinéma entraîne une dépossession de l’œuvre originale, mais cela n’a pas été le cas ici car tout a été incroyablement fluide. Et si le cinéma impose de trahir un peu le matériau, c’est avant tout parce que c’est un autre type d’écriture qui s’impose.

AL : Nous, à l’écriture, on ne se pose jamais la question du « respect de l’auteur ». On n’écrit pas en pensant à ce que l’auteur risque de dire à propos de ceci ou de cela.

JML : Dans l’esprit, nous sommes restés très fidèles au livre, même si le travail d’adaptation nous a contraints à resserrer des choses et à en construire d’autres.

De nouveau « filmer le corps comme paysage et dans le paysage » ?

JML : Le corps dans le paysage, oui, c’est certain. Tout notre cinéma est concentré là-dessus. Au départ, on avait fait du cinéma pour filmer les paysages. Par la suite, on s’était dit qu’avec un corps (donc un personnage, et donc un acteur), ce serait encore mieux, même si on avait quand même un peu peur que les acteurs nous « volent » le paysage. On y est donc allés prudemment et on s’est finalement rendu compte que c’était par eux que l’on aime raconter les histoires. De plus, si l’action se passe dans un paysage et que l’on se met un peu à distance, alors forcément, le corps apparaît de façon bien plus frappante que si on l’avait filmé dans un petit appartement à deux pièces.

AL : J’insiste quand même sur le fait que, chez nous, les paysages ne sont pas des panoramas. Ce sont avant tout des lieux et des moments. Même dans les intérieurs, on ouvre toujours les fenêtres – c’est d’ailleurs la première chose que l’on cherche à repérer lorsqu’on fait des repérages dans des maisons ou dans des lieux fermés !

Comment approcher un personnage qui vit comme ça pendant vingt ans ?

KL : C’était la première fois que je me confrontais à ce genre de défi. Il y avait certes à la base une très belle écriture du roman, mais comme je le disais avant, je me suis exclusivement basé pour le coup sur le scénario écrit par Arnaud et Jean-Marie car tout était déjà là. On a beaucoup parlé des différentes évolutions du personnage, notamment l’évolution physique au fil des ellipses afin que l’on puisse sentir sur lui le passage du temps. Après, s’il n’y avait pas en soi de grand changement psychologique, le scénario prenait malgré tout très bien en compte le changement intellectuel, en particulier de par la façon dont il se reconstruit grâce au personnage d’Olivia [NDLR : joué par Sara Giraudeau], ainsi que cette force de résilience qui ne cesse de l’habiter, cette façon qu’il a de toujours faire face dans la vie.

Je sentais aussi que c’était un personnage qui ne cherchait pas à se montrer plus intelligent que le scénario. Chaque scène traduit une vraie immédiateté chez ces personnages, étant donné qu’ils sont constamment bousculés par les événements, toujours sans recul. Et cette mise en tension, je pense qu’elle résulte également du tournage. Pour cause de contrainte de tournage liée aux dates fixes des Nuits Sonores, la première scène que j’ai tournée était celle vers la fin du film où je retrouve mon fils. Cela m’a permis, en tant qu’acteur, de construire le personnage en remontant à rebours toutes les étapes de son trajet qui ont pu le conduire à cela. De façon plus générale, on sent beaucoup de choses contradictoires en lui, mais aussi qu’Olivia lui a fait un bien fou et qu’il aura finalement réussi à aller de l’avant en dépit de tout ce qui a pu lui arriver.

Des personnages sensibles et jamais repoussants

KL : Il est certain que les décisions des personnages découlent de leur quotidien et de leur contexte. Dans le cas du personnage d’Aymeric, il a un emploi, il doit poser des vacances, partir au Canada avec un salaire comme le sien n’est pas de l’ordre du possible, et de ce fait, cela l’oblige à faire des choix compliqués à partir de quelque chose de concret. Même le fait de traverser l’Atlantique, le fait de partir aussi loin, peut être interprété à ses yeux comme une sorte de frontière mentale. Pourtant, il essaie de trouver des solutions, il est plein de bonne volonté, jusqu’au moment où il est obligé d’accepter ce départ. Au fond, je pense qu’il fait aussi ce choix par amour pour cet enfant. J’étais très heureux du fait que l’on tienne compte de toutes ces caractéristiques sociales pour dessiner un personnage avant tout sensible et concret.

AL : On savait que Florence [NDLR : jouée par Laetitia Dosch] était le personnage le plus délicat du film, vu que c’est toujours elle qui bouleverse le récit. Ce qui nous a guidé tout au long de l’écriture, c’est de partir du principe que lorsqu’elle prend une décision, ça doit être perceptible comme quelque chose de sincère, sans calcul ni arnaque. Elle ne peut pas arnaquer Aymeric. Elle croit ce qu’elle dit et c’est sincère. Elle ne cherche pas à ce qu’il la pardonne pour ses choix, elle tient juste à ce qu’il sache la vérité. Et la vérité ultime, en fin de compte, c’est que Jim va beaucoup mieux.

KL : Il y a une forme d’honnêteté chez l’un comme chez l’autre. Elle a eu le courage d’aller au Canada, puis de revenir et de dire en face ce qu’elle a fait par amour pour un enfant, et Aymeric n’a pas eu ce courage – ce qu’il reconnaît lui-même. En plus de cela, c’est un personnage qui ne cesse d’interroger la « norme », avec une vraie force de caractère. Pour arriver à ce qu’il n’y ait pas une seule trace d’antipathie dans ce personnage et à lui trouver sans cesse de nouvelles couches de profondeur, je trouve que Laetitia a fait un immense travail d’actrice.

JML : C’est un personnage qui avance, c’est tout. Elle a des idées, elle essaie, elle se cogne parfois, mais elle avance… D’ailleurs, cela rejoint assez parfaitement la façon que l’on a de travailler avec les acteurs. Tout est toujours très écrit, on ne change ni le scénario ni les dialogues, mais chaque matin, on ne sait pas comment on va tourner la scène et on regarde alors comment les acteurs envisagent la scène, où l’on va placer la caméra, etc… Il n’y a pas de préméditation car tout résulte de l’envie de chercher quelque chose et d’avancer en direction de ce que l’on veut saisir.

Faire un mélo sans pathos

JML : On est sur le fil, disons…

AL : En même temps, on ne voulait pas éviter les moments-charnières de ce récit, notamment celui de l’« arrachement à l’autre ». Il fallait qu’ils y soient. C’est juste qu’au montage, on s’est dit qu’il fallait être léger, tout en douceur, sans chercher l’implosion. C’est pourquoi cela se fait en deux temps… Au fond, il fallait faire bosser le spectateur – et le spectateur, c’est aussi nous !

JML : Lorsqu’on avait rencontré Karim (parce qu’on avait déjà pensé à lui en amont pour le rôle), on s’était mis d’accord là-dessus, sur le fait qu’il n’allait pas y avoir d’épanchements, de larmes. Et finalement, il y en a très peu. Celle qui me revient en tête est celle où l’on voit Karim pleurer d’un seul œil lorsque Florence lui parle.

KL : C’est surtout dans ces moments-là que l’on ressent la difficulté du personnage à dire les choses. Cela me parlait beaucoup. Il y avait de la pudeur, de l’humour, de la mélancolie, tout ce qui permet de bousculer les personnages de l’intérieur.

Marqueur temporel et symbolique : l’élection présidentielle, donc l’idée du vote et de l’élu

JML : C’est une scène que l’on aime beaucoup. L’histoire de l’élu, cela rejoint le moment-clé du récit où elle lui demande d’adopter Jim – donc de donner un statut officiel à cette relation – et où il finit par refuser. Or, dans la mesure où il a précédemment dit qu’il votait blanc, eh bien, il y a malgré tout un « élu » qui apparaît à la fin de l’élection. Il n’a pas voulu faire de choix, mais il y a quand même un résultat à l’arrivée. Et c’est donc logiquement le lendemain de cette élection que le vrai « élu » arrive, à savoir le père biologique, qu’Aymeric interprète alors comme un mauvais présage. Les événements font donc que ça redramatise à ce moment-là.

Une écriture qui intègre d’autres formes artistiques à des fins narratives : la musique, les photos, les textos lus à voix haute, etc.

AL : En général, ce sont des choses qui apparaissent surtout durant la phase de montage. Par exemple, le fait que les textos soient lus nous semblait une évidence dans la mesure où l’on avait choisi de recourir à une voix-off. En même temps, cela servait aussi à faire revenir la voix de Florence longtemps après son départ.

JML : Chaque réalisateur essaie d’inventer sa propre écriture sur chaque film. On s’est donc dit que tout ce qui était SMS et textos, on allait en faire des voix. Le négatif de la photo, c’était encore plus fort parce qu’on ne voulait pas utiliser le support photo à des fins nostalgiques. Mettre une photo est déjà en soi une manière d’exhiber un signe du passé, mais lorsqu’on la montre sous forme de négatif, c’est un peu l’inverse, car on ne sait pas ce qu’elle va révéler. Dans le roman, le protagoniste achetait un labo photo pour y faire des tirages photo à l’ancienne, et on s’est dit qu’il valait mieux passer du négatif vers le numérique, dans la mesure où c’est ce que l’on vit aujourd’hui. On a tous désormais des flux de photos que l’on ne parvient pas à trier et dont on ne sait parfois pas quoi faire. On a toute notre vie qui figure sur un ordinateur. C’est notre seule mémoire, en quelque sorte…

Quant à la musique… Bon, il faut dire qu’on sortait à peine de "Tralala", donc on s’était vraiment épanouis musicalement avec Arnaud. Avoir une vraie diversité de registres musicaux, cela permet de raconter le temps, de raconter les personnages. Ici, le rock accompagne Florence, l’électro accompagne Jim, et en plus, on a aussi Bertrand Belin qui vient d’un courant musical plus traditionnel et avec qui on avait travaillé sur "Tralala". La chanson de Jim, on avait envie que ce soit lui qui la compose.

Propos recueillis au cinéma Comoedia le mardi 25 juin 2024.
Merci à l’équipe du cinéma Comoedia pour avoir permis cette rencontre presse.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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