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INTERVIEW

LA PRISONNIÈRE DE BORDEAUX

Patricia Mazuy et Alice Girard

réalisatrice-scénariste et productrice

En filmant Isabelle Huppert et Hafsia Herzi dans une très singulière histoire d’émancipation féminine où la notion de « prisonnière » est à double niveau de lecture, la réalisatrice Patricia Mazuy reste fidèle à un cinéma aussi travaillé par des décors géographiques « fermés » que par le désir de prendre son audience à contre-pied. Une réalisatrice exigeante qu’il nous tardait de rencontrer et d’interroger, en présence de sa productrice Alice Girard lors de l’avant-première lyonnaise de « La Prisonnière de Bordeaux »…

© Les Films du Losange

Après la Côte d’Azur et le Nord de la France, pourquoi cette escale à Bordeaux ?

Patricia Mazuy : C’est un choix qui résulte du processus de production. En fait, Alice est arrivée sur ce projet à un moment où la production du film était coincée. Or, le temps qu’elle reprenne le projet, il fallait déjà déposer des calendriers de production dans un grand nombre de régions, afin de trouver un lieu de tournage. Vu qu’on était alors dans des délais très réduits et qu’Isabelle n’allait plus être disponible à un moment donné, on s’est dit qu’on irait dans la première région qui nous répondrait.

Alice Girard : [à Patricia Mazuy] Il faut aussi souligner que tu cherchais une ville qui ait un quartier bourgeois et une périphérie intéressante à filmer, de façon à jouer les deux tonalités entre Alma et Mina…

PM : C’est vrai, mais cela aurait pu être Lyon, Dijon, Strasbourg ou même Poitiers ! De plus, outre le fait qu’elle soit une ville magnifique, Bordeaux est surtout très difficile à pratiquer. C’est en faisant le casting sur place afin de trouver les femmes de parloir et les enfants que le film a fini par s’enraciner et par trouver sa matière concrète. Il fallait que ceux et celles que j’allais filmer soient tous hyper vivants à l’écran.

Quel a été le processus d’écriture et de documentation sur cet environnement carcéral ?

PM : À la base, ce film était un projet initié par Pierre Courrège. Le scénario qu’il avait écrit avec François Bégaudeau sur une période allant de 2012 à 2018 posait les bases d’une rencontre improbable entre une femme bourgeoise et une femme pauvre venant d’ailleurs, les deux se rendant dans les maisons d’accueil avant d’aller voir leurs maris respectifs. L’origine de cette idée vient du fait qu’en 2005, Pierre avait vu des femmes attendre devant une prison à Valenciennes et s’était intéressé à ça.

Au terme de ce long processus d’écriture, le projet n’a pas abouti. Je suis allé voir Pierre pour avoir la certitude qu’il allait le laisser tomber parce qu’il pensait que ça n’allait pas se concrétiser, et une fois que je suis arrivée sur le projet, je lui ai dit ce que j’avais envie de faire avec ce matériau. Je tenais d’abord à avoir une vraie histoire, histoire que le résultat ne soit pas juste un film de dialogues – le genre de film que je ne me sentais d’ailleurs pas forcément capable de réaliser. De ce fait, nous avons tous les trois écrit successivement d’autres versions, en aboutissant à une histoire qui explorait un acte paradoxal, qui aurait un nombre de dialogues beaucoup plus réduit, et qui aurait aussi un aspect mélo découlant d’une narration tissée par l’amitié entre les deux femmes.

Par la suite, d’autres mésaventures de production sont survenues durant cette période d’écriture, et cela m’a poussé à réaliser "Bowling Saturne", que je n’arrivais justement pas à faire financer car il était trop noir pour les financiers. C’est après cette réalisation-là, et aussi après une ultime phase d’écriture en duo avec Emilie Deleuze, que "La Prisonnière de Bordeaux" a pu de nouveau rentrer en financement, surtout grâce à l’arrivée d’Alice.

Journaliste : Vos films présentent un aspect scénographique récurrent, à savoir des espaces contraints qui traduisent un sentiment d’enfermement chez les personnages, qu’il s’agisse du huis-clos de Saint-Cyr" et de "Bowling Saturne", de ce décor naturel paradoxalement « fermé » de "Paul Sanchez est revenu" ou du décor carcéral dans ce film-là.

Qu’est-ce qui vous fascine autant dans ces contraintes géographiques ?

PM : À vrai dire, je ne réfléchis pas comme ça. Ce n’est pas une question de fascination, c’est juste que je parviens à saisir ce que sera le processus de fabrication dès lors que je trouve un lieu. Ce qui m’importe, c’est qu’à un moment, ce lieu ait quelque chose de graphique, avec une sorte d’énergie physique qui circule dans le plan.

En outre, sur ce film-là, je dois dire que c’était un peu une première pour moi parce que je n’ai jamais fait un film qui soit aussi souvent « à l’intérieur ». Dans le cas de "Bowling Saturne", le cas était différent parce que très métaphorique et sans aucune forme de naturalisme. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’éviter le naturalisme. Il fallait l’affronter, l’incarner, et l’implication des actrices compte beaucoup là-dedans. D’un autre côté, ce qui a construit la fabrication du film a été de chercher les lieux puis de réfléchir selon des principes de couleur, de cadre et de musique.

Au fond, ce film est pour moi presque comme un morceau de musique, comme un conte, où les couleurs de différents espaces se heurtent et permettent ainsi de faire avancer ce qu’il se passe entre les deux femmes. Il y a effectivement très peu d’extérieurs, si ce n’est l’extérieur de la maison d’Alma, l’extérieur de la cité de Mina, et à peine davantage. J’étais donc très angoissée à l’idée de faire un film où je n’allais pas avoir la possibilité de faire des plans larges et de cadrer des grands espaces, alors que j’en avais la possibilité dans un décor de bowling.

C’est donc par le biais des couleurs que j’ai tâché de construire quelque chose qui soit intéressant et surtout pas ennuyeux. Par exemple, les couleurs de chez Alma sont riches et complexes, presque velouteuses, alors que la maison d’accueil et les couloirs de la prison présentent des couleurs primaires assez pétantes et modernes. On a un contraste entre une maison qui pourrait être filmée au XXème siècle et un décor qui permet malgré tout d’ancrer le film dans le XXIe siècle.

Aviez-vous dès le départ pensé à ce titre volontairement ambigu ?

PM : C’est à Alice qu’on le doit ! (sourire)

AG : On avait initialement pensé à plein de titres différents…

PM : … qui étaient tous plus débiles les uns que les autres ! (rires)

AG : Dans les discussions très « ping-pong » qu’on avait toutes les deux concernant le titre, Patricia revenait souvent à des titres très « comédie italienne des années 70 ». Alors que moi, quand je parlais avec elle, je pensais plutôt à des scènes de western. À un moment donné, j’ai évidemment eu en tête "La Prisonnière du désert", et ce qui me plaisait dans le fait de m’inspirer de ce titre, c’était que l’on ne sache pas laquelle des deux femmes était prisonnière. D’autant que dans ce film, bien que les détenus soient des hommes, les femmes sont finalement elles aussi des « prisonnières ». Cela me paraissait une bonne idée de tourner autour de cette notion-là au singulier, dans un film centré sur un duo.

PM : J’ai tout de suite adoré ce titre, mais au début, la distributrice s’y opposait en me disant qu’il fallait deux femmes et pas une seule. Et après le tournage, elle a compris qu’elles seraient toutes les deux sur l’affiche, et que, du coup, ce serait bien plus stimulant d’y apposer un titre qui pousserait le spectateur à se demander de laquelle des deux femmes il s’agit. Il faut dire qu’à un moment donné, on avait envisagé d’appeler le film "Les Prisonnières", et cela ne me plaisait pas. Non seulement j’avais l’impression d’avoir vu cent feuilletons de France 3 qui s’appelaient comme ça, mais je voulais aussi que les autres membres de l’équipe du film aient foi en ce titre. Hafsia a d’ailleurs elle aussi appuyé le choix du titre "La Prisonnière de Bordeaux" : pour elle, cela sonnait comme un conte, et c’est vrai que cet aspect-là est présent dans le film. Cela suggère quelque chose de romanesque, à tel point que, sans aucune prétention, un titre pareil aurait presque pu être celui d’une nouvelle de Balzac.

Et cela permet aussi d’évoquer des femmes qui sont contraintes d’organiser leur vie en fonction du lieu…

PM : Exactement. Elles sont dehors, mais elles sont quand même prisonnières parce qu’assujetties à organiser toute leur vie – ou leur survie si elles n’ont pas d’argent – en fonction d’un lieu commun… Je reviens un instant sur les maisons d’accueil : il faut comprendre que ces endroits-là ne constituent pas vraiment l’entrée du parloir mais davantage une sorte de lieu associatif, à la fois dérisoire et chargé d’épaisseur, avec plein de correspondances chez des gens qui sont pourtant seuls chacun de leur côté. Ce n’est pas comme une salle d’attente à l’hôpital ou à la SECU. Il y a là une double pression : celle d’avant le parloir et celle d’après le parloir. Pour vous donner un exemple, il y a là-bas des gens qui, en sortant d’une visite, ont besoin de souffler avant de prendre leur prochain train.

Au bout du compte, ce décor de la maison d’accueil et les personnes que j’ai pu caster sur place ont été précisément ce qui m’a permis de rentrer dans le film via un filtre sans passer par les angles « film bourgeois » ou « film de banlieue ». Pour moi, le film n’est pas complètement l’un ou l’autre. Côté banlieue, je n’allais pas mettre des guetteurs sur les toits ou des deals de drogue à côté d’un 4x4 ! De la même manière, il ne fallait pas que ce soit juste un film sur une bourgeoise esseulée et une mère-courage des cités. L’idée était simplement de rendre hommage à la résilience et à l’incroyable vitalité de ces femmes. Pour ce faire, on a également tenu à organiser des stages en plein été, afin que ce film soit pour elles une vraie aventure et qu’elles ne soient pas intimidées par le fait de se retrouver face à une équipe qui vient les regarder. De cette façon, nous avons pu travailler des scènes qui n’étaient pas frontalement liées à elles, mais qui faisaient écho à quelque chose qu’elles connaissaient.

Concernant le casting des deux actrices principales, on a vraiment la sensation que c’était elles qu’il fallait pour ce film. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?

PM : J’avais tourné il y a très longtemps "Saint-Cyr" avec Isabelle Huppert. De temps en temps, elle me disait ce que je savais de source sûre qu’elle disait souvent à plein de gens : « Ce serait bien qu’on refasse un film ensemble ». Le souci, c’est que je n’avais jamais de rôle à lui proposer. Mais là, étant donné que la production du film était bloquée et que les dernières versions du scénario avaient été rédigées avec un personnage écrit en pensant à elle, je lui ai envoyé le scénario pour lui demander ce qu’elle en pensait et si cette aventure l’intéresserait. Très vite, après qu’elle ait accepté, j’ai pensé à Hafsia Herzi pour lui donner la réplique. Je l’avais adorée dans "Tu mérites un amour", son premier film en tant que réalisatrice, où elle dégageait quelque chose d’incroyablement physique et sensuel. J’ai eu très envie de les mettre l’une en face de l’autre.

Comment dirige-t-on Isabelle Huppert ?

PM : Eh bien… vous lui demanderez ! (rires) Plus sérieusement, je ne pense pas qu’on dirige les acteurs, mais qu’on essaie plutôt de leur poser des circonstances qu’ils puissent travailler de leur côté. Les seules choses que j’ai dites à Isabelle et à Hafsia, c’est de ne pas « sous-jouer », de ne pas faire comme dans ces films français où l’on fait semblant d’être juste parce qu’on en fait très peu.

Je leur disais souvent de faire comme Mastroianni. Le personnage d’Alma est paradoxal : elle a tout, mais elle n’a rien, elle a le temps de tout faire, mais elle n’a rien à faire, elle est dans un vide absolu. Mina est dans une solitude tout aussi forte, mais d’une autre façon. Tandis que je faisais en sorte d’attirer Hafsia vers le burlesque, il fallait qu’Isabelle puisse trouver la légèreté et la folie au travers de ce désespoir absolu qui semble habiter son personnage. Au fond, c’est un personnage qui n’a pas trop conscience de la réalité…

C’est difficile d’expliquer comment on dirige Isabelle, car elle adore autant la pure maîtrise que le fait de se laisser aller. Ce que je voulais dans ce film, c’est qu’on la considère comme quelqu’un de trop gentil. Il faut dire qu’elle n’avait pas souvent joué la pure gentillesse, et donc, mon challenge consistait à faire croire à cet état d’esprit sans que l’on puisse percevoir ce qu’il y a derrière. Il fallait vraiment viser le premier degré… De toute façon, j’ai toujours du mal avec le second degré…

Le discours sur l’amour est très particulier dans ce film, surtout quand les hommes rentrent dans le cadre. On en prend le pouls avec le personnage de Yacine et de son comportement vis-à-vis de sa compagne…

PM : C’est un personnage qui fait flipper parce qu’il est imprévisible. C’est parce qu’il exerce sa souffrance qu’il devient terrifiant, et c’était important de souligner cette souffrance intérieure afin de ne pas en faire une caricature de gangster-caillera. Son imprévisibilité est ici beaucoup plus concrète parce que liée au souvenir d’un proche qui est mort, et il en arrive parfois à être émouvant alors même qu’il se montre violent avec sa compagne.

Et du coup, vous montrez aussi des hommes qui pleurent, ce qui n’est pas si fréquent…

PM : Dans la première version du scénario, on ne voyait jamais les hommes, on voyait juste les femmes rentrer dans la prison sans voir ce qu’il s’y passait. Je trouvais cela trop intellectuel et cérébral. Or, si je voulais filmer des femmes qui organisent leur vie pour cela, il fallait que l’on voit ce « pour cela ». J’ai donc tenu à ce que leurs maris soient « en creux » dans le film. Même quand ils ne sont pas à l’écran, on sent leur présence…

Ces derniers temps, entre le peu de temps (deux ans !) qui a séparé "Bowling Saturne" de "La Prisonnière de Bordeaux" et la récente ressortie de votre premier film "Peaux de vaches", on a senti une vraie accélération de votre travail. Du coup, quelle va être la suite ?

PM : Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que je veux faire des films jusqu’à 91 ans. Après, j’arrête… Bon, cela dépendra aussi de l’état mental dans lequel je serais…(rires)

Propos recueillis au Comoedia de Lyon le 25/08/2024. Merci aux journalistes Vincent Raymond et Laurence Salfati, dont la plupart des questions ont été reprises ici.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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