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PARCOURS : David Cronenberg, le cinéma de chair et de matière (grise)

Presque quarante-cinq ans de carrière et dix-huit long-métrages à son actif, dont le dernier représente l’un des moments cinéphiles les plus attendus du festival de Cannes 2012, David Cronenberg confirme son statut de cinéaste à part, à l’univers à la fois singulier et viscéral. "Cosmopolis", un récit d’anticipation sur le sort d’un capitalisme au bord de l’implosion, sort ce vendredi. L’occasion de revenir sur l’œuvre du père de la nouvelle chair et de ce qui l’a toujours tourmenté.

Les corps malades

Chez le jeune Cronenberg, les corps sont avant tout des objets d’études scientifiques, dissécables à souhait. Dès son premier long ("Frissons") et ensuite dans "Rage" ou encore "Faux-semblants", les opérations chirurgicales s’exécutant dans de froides atmosphères cliniques, dont seul le réalisateur canadien détient le secret, sont légion. Il s’autorise à filmer sans vergogne des viscères étalées ou de la chair fraîchement incisée, et sans aucune crainte d’être catalogué dans le cinéma gore tapant en dessous de la ceinture. Cependant, sous leurs airs de vulgaires séries B, ces deux premières tentatives sont en réalité d’impressionnantes œuvres visionnaires, évoquant alors le sida dix ans avant que les médias commencent à massivement en parler. Ainsi dans "Frissons", les habitants d’un immeuble se retrouvent l’hôte d’un parasite déclenchant une frénésie sexuelle puis meurtrière impossible à contenir et dans "Rage", la comparaison avec le VIH est plus évidente puisque le mal se transmet par le sexe.

La maladie et les corps altérés voire mutilés sont prédominants dans les premiers films du cinéaste. On pourra y décompter toutes les manifestations spectaculaires des symptômes pathologiques de ses protagonistes : saignements de nez et yeux révulsés dans " Scanners" , corps qui se désintègre progressivement dans "La Mouche", membres balafrés, amputés à la suite d’accidents dans "Crash", mais également dans "Rage" ou "Dead Zone", migraines soudaines de Johnny Smith dans "Dead Zone", tumeurs au cerveau provoquées par le signal de "Vidéodrome"… De toute évidence, ce ne sont pas les corps sains qui intéressent Cronenberg. Même les pods d’"eXistenZ", sortes de manettes organiques de jeux vidéo, se retrouvent infestés par des virus qui les rendent « malades ». Le physique, plus particulièrement dans ses films antérieurs aux années 90, est complètement dissocié du côté spirituel. Le réalisateur admettait par ailleurs, en 2000, qu’il lui avait fallu du temps pour comprendre que le corps était synonyme de vie humaine.

La chair est fusionnelle avec la matière

Au-delà de l’omniprésence des corps altérés pour cause de maladie ou d’accidents, il y a surtout, dans les films de Cronenberg, une fascination pour les mutations. Même si "Chromosome 3" dévoilait une horrible larve accouchée d’une humaine, l’œuvre majeure qui distingue cet intérêt pour les corps et les objets métamorphosés reste bel et bien" Vidéodrome", sorti en 1983. Les pistolets et les magnétoscopes s’insèrent dans l’abdomen, l’écran de la télé se mue en excroissance organique aux veines apparentes, l’arme fait corps avec la main qui la tient, comme si Cronenberg suggérait dans ce magistral essai que la technologie était un prolongement de nos enveloppes charnelles. Indéniablement visionnaire, plus de vingt ans avant une génération entière égarée sans son cellulaire (aka la troisième main de la génération Y)… Il réitèrera cette allégorie une quinzaine d’années plus tard dans "eXistenZ", souvent considéré comme la suite de "Vidéodrome", dans lequel Allegra, la grande prêtresse du jeu vidéo, explique que l’on branche son pod à un orifice vertébral spécialement créé pour l’expérience virtuelle.

Entre temps, Seth Bundle fusionne accidentellement avec une mouche via son invention, le Télépode. Sa lente et affreuse mutation débutant par l’apparition de quelques poils drus ne sera pas seulement physique mais aussi comportementale. L’inventeur subira son instinct bestial tout comme Rose ("Rage") qui, à la suite de son opération, ne sera plus qu’une bête sanguinaire assouvissant ses pulsions meurtrières. Etres hybrides, les protagonistes du formidable "Festin nu" sont aussi d’étranges créatures assimilées à des machines à écrire (la Clark-Nova, sorte de scarabée géant protégeant son vagin narcotique, la Moudjahine, machine centipède hermaphrodite aux saveurs arabes ou le Mugwump qui, lorsqu’il se ne beurre pas la tartine au bouiboui du coin, se réduit à une tête dont la bouche fait office de clavier) tandis que Joan, la défunte femme-cloporte de Lee, se shoote à la poudre insecticide. Ils sont autant de personnages issus des routines junkies du chef d’œuvre inadaptable de William Burroughs, que Cronenberg se fit un plaisir de mettre en scène dans un film hallucinatoire complètement barré et fascinant. Ces créatures mi-organiques mi-mécaniques auront une influence malsaine des plus significatives sur le héros, tout comme l’écran de télévision de "Vidéodrome", personnifié en une certaine et troublante Nikki invitant Max Renn à se pervertir. Dans "eXistenZ", le néophyte Ted Pikul reconstitue instinctivement un pistolet à partir d’os trouvés dans son repas. Pour les munitions, il lui suffira d’aller piocher dans sa mâchoire… Chair et matière sont vouées à s’unifier afin d’emmener les protagonistes aux confins de leurs pulsions, qu’elles soient créatrices ou dévastatrices.

De toutes les sexualités

© Prodis

Dans l’univers pessimiste de ce cinéaste torturé mais non dénué pour autant d’un certain esprit de la dérision, ces corps métamorphosés ont bien souvent une forte connotation érotique, avant même leur caractère horrifique. Quelques exemples : l’orifice abdominal de Renn ("Vidéodrome") s’apparentant à une vulve, les bioports vierges directement creusés dans le dos des joueurs, qu’Allegra lèche avant d’y brancher un ombi-câble, ou les boutons des biopods évoquant étrangement des mamelons, la Moudjahine du "Festin nu" qui s’ouvre et déploie son pénis aux frappes de Joan, qui trouve le fait de taper un texte en arabe a quelque chose de très sale et érotique.

Quoi de plus normal pour un auteur fasciné par la mécanique des corps que de filmer une sexualité déviante et débridée. "Crash", prix du jury cannois en 1996, regorge de séquences érotiques sur l’entremêlement sensuel de la chair et du métal. Ici, les corps nus s’entrechoquent comme des automobiles dans un carambolage. Ce n’est pas par hasard que ses protagonistes trouvent leur fascination et leur plaisir dans les accidents qu’ils vivent. Dans son avant-dernier film "A Dangerous Method", Cronenberg s’intéresse au dilemme cornélien du personnage de Jung tiraillé entre un ardent désir pour sa patiente et sa raison rangée du côté du dogme médical. La séquence du premier rapport sexuel entre Jung et Sabina va plus loin que la simple représentation de l’acte en lui-même. Elle a quelque chose de transgressif, tout comme cette scène de sexe d’"A History of Violence", où le personnage de Viggo Mortensen s’empare sauvagement de son épouse dans les escaliers. Sorte de viol consentant d’une voracité frémissante, cette séquence confirmera tout le talent de Cronenberg à faire ressentir les tensions sexuelles animant ses personnages.

Mais la sexualité perverse avait déjà été évoquée par l’auteur bien avant ces films. "Frissons", le premier long-métrage de Cronenberg, mettant en scène un immonde parasite qui transforme une copropriété entière en dégénérés sexuels finissant en bain de sang orgiaque, suggérait déjà beaucoup en matière de pratiques sexuelles déviantes et vénéneuses. Outre "Rage", véritable prolongement de "Frissons", "Vidéodrome", film majeur dans la filmographie du canadien, dévoile par le biais de la télévision une nouvelle sexualité terrifiante, notamment à travers le fascinant personnage de Nikki (incarnée par la sublime Blondie). Sa passion du sadomasochisme (lacérations à la lame, fouettage, perçage du lobe pendant l’amour, application d’un mégot allumé sur sa poitrine) se révèle visiblement communicative pour ses amants. Sexe et torture constituent l’essentiel des programmes du Vidéodrome, en attendant le bondage de "Faux-semblants" à travers l’écarteleur Mantle et le plan sur les instruments de torture vaginale qui restera dans tous les esprits.

De la chair à la psychanalyse

Cronenberg le confie lui-même en 2000, il ne s’intéressait pas, du moins au début, au sens abstrait ni spirituel des métamorphoses de ses personnages. Même si "Vidéodrome" ouvrait la voie pour "Dead Zone" et "La Mouche", plus introspectifs que les premiers films du maître de l’horreur, c’est véritablement "Faux-semblants" qui annonce le Cronenberg conceptuel des 90 ("Le Festin nu", "M. Butterfly", "Crash" et "eXistenZ"). Celui qui avait habitué son public à ne tourner exclusivement que des films fantastiques ou d’horreur, livre en 1988 et contre toute attente, ce qui sera son premier drame psychologique. L’histoire est celle de jumeaux praticiens gynécologues inséparables, partageant tout, jusqu’aux conquêtes féminines. L’un est fragile, l’autre dominant. Tous deux vivent en parfaite symbiose jusqu’à l’arrivée d’une femme qui va soudainement bousculer la donne. Les thèmes du double et de l’incomplétude de soi y sont abordés à travers ces deux frères névrosés, unis jusqu’à la mort. Ces thèmes seront également repris dans "Le Festin nu", à travers la schizophrénie et la dépendance dans laquelle se terre William Lee à la suite du meurtre accidentel de sa femme, réincarnée en la personne de Joanne, présumé agent double de l’Interzone.

Dans les années 2000, Cronenberg se mue donc à nouveau. Alors qu’il alternait film fantastique et drames psychologiques, il change définitivement de cap et ses protagonistes deviennent tous en quête de soi. Il commence avec "Spider", œuvre certes mineure dans la filmographie du réalisateur, mais première d’une longue lignée où le cinéaste ontarien laisse pour la première fois l’apparence de côté pour ne se concentrer que sur la psychologie. Le film se focalise sur la perception altérée du héros tourmenté, mais est aussi l’œuvre instigatrice du thème de la quête identitaire, si cher au réalisateur. Les remémorations où Spider revoit mélangés les visages de sa mère et d’Ivonne-la-trainée, sans oublier son complexe œdipien, sont autant de bouleversements qui exacerbent sa perte de repères sur ce qui le définit en tant qu’individu. Trois années plus tard sort "A History of Violence", l’histoire de Tom Stall, un père de famille sans histoire perdu au beau milieu de l’Indiana, qui se découvre expert dans l’auto-défense et accessoirement un sombre passé mafieux. Cronenberg pose magistralement les questions suivantes : est-il vraiment possible de changer ? Est-on réellement ce que l’on semble être ? Là encore la question de l’identité est au centre, tout comme dans "Les Promesses de l’ombre" qui suivra en 2007. Bien qu’il s’agisse ici d’un film très codé et, malheureusement, certainement bien moins fouillé sur le plan psychologique que le reste de l’univers cronenbergien, la question identitaire est ici double : d’une part sur le personnage de Naomi Watts en quête de vérité sur ses origines, et d’autre part sur la place des mafieux russes dans la société contemporaine américaine, et le choc des cultures qui en découle.

Enfin, l’an dernier sortait "A Dangerous Method", qui divisait le public en deux. Les uns, fans de la première heure, ont eu le sentiment d’avoir définitivement perdu le Cronenberg tâtonneur et subversif qu’ils avaient jadis connu, tandis que les autres ont vu en ce film la logique continuité de l’œuvre d’un cinéaste obsédé par la complexité de la nature humaine. Sous un faux académisme, prolongement d’un style de mise en scène sobre avéré depuis "A History of Violence", Cronenberg en revient logiquement aux fondements de la psychanalyse, à travers le questionnement de Jung sur la relation sulfureuse qu’il entretien avec sa patiente Sabina Spielrein. Son statut de praticien le tiraille, puisqu’il se retrouve entraîné dans un rapport sadomasochiste de maître à élève qui le fera questionner sur sa propre déontologie. Son questionnement porte sur la légitimité de cet enfreint aux règles de la médecine, mais aussi de ses méthodes balayées d’un revers de main par son maître à penser, Sigmund Freud. Le schéma de "Faux-semblants" est ici retrouvé : une femme un tant soit peu manipulatrice se retrouvant au milieu de hommes, d’abord unis dans un respect mutuel qui se transforme vite en adversité. Preuve que, malgré ses revirements de style et les mutations apparentes de son cinéma, David Cronenberg est resté fidèle au sujet qui l’anime depuis toujours : tenter d’expliquer la nature humaine et son univers cérébral.

Au vu des premières images, nul doute que "Cosmopolis" s’inscrira comme le début d’un nouveau revirement dans son parcours de cinéaste visionnaire sur le monde qui l’entoure. Après tout, ce cinéaste de génie se renouvelle à chaque décennie. Le début d’une nouvelle ère cronenbergienne ? Réponse dans les salles depuis le 25 mai.

Alexandre Romanazzi Envoyer un message au rédacteur

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