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DOSSIERIl était une fois

IL ÉTAIT UNE FOIS... Citizen Kane, d’Orson Welles

En décembre 2020, le nouveau film de David Fincher, "Mank", s’intéresse à l’écriture du scénario du film "Citizen Kane" et à la vie de son coscénariste : Herman J. Mankiewicz. Profitons-en pour revenir sur la genèse du chef-d’œuvre d’Orson Welles.

Souvent cité comme étant l’un des meilleurs films de l’Histoire (sinon le meilleur tout court), "Citizen Kane" est de toute façon une œuvre à part, réalisé par un homme tout aussi unique. Lorsque le jeune Orson Welles (24 ans seulement) s’attaque à ce long métrage, il n’a aucune expérience au cinéma (même pas comme acteur) mais il bénéficie déjà d’une grande réputation, acquise au théâtre et à la radio – notamment grâce à son adaptation du roman "La Guerre des mondes" d’H.G. Wells, sa mise en ondes étant tellement réussie qu’elle a terrifié de nombreux Américains croyant réellement à une invasion extraterrestre. Ainsi, François Truffaut avait estimé que cette notoriété avait poussé Welles à réaliser un chef d’œuvre dès sa première réalisation : « il lui fallait délivrer non seulement un bon film mais LE film, celui qui résumerait quarante ans de cinéma tout en prenant le contre-pied de tout ce qui avait été fait ».

Des conditions privilégiées pour un réalisateur des années 30

En considérant le contexte du cinéma hollywoodien des années 1930, la situation d’Orson Welles est alors exceptionnelle. Les débuts du parlant ont en effet amplifié les budgets pour des raisons techniques et donné une place prépondérante aux dialoguistes et aux interprètes, aux dépens de réalisateurs devenus presque secondaires par rapport aux stars et aux producteurs, au point d’être une possible variable d’ajustement – à titre d’exemple, "Autant en emporte le vent" a connu quatre metteurs en scène successifs !

C’est donc un contrat hors du commun que Welles signe le 21 juillet 1939 avec RKO Pictures, qui engage le réalisateur débutant pour deux longs métrages avec la promesse d’avoir un total contrôle artistique sur ceux-ci, de l’écriture au montage – conditions dont aucun grand réalisateur de l’époque ne peut se prévaloir. La RKO est en effet le seul studio à ne pas être dirigé par un producteur tyrannique (son dirigeant d’alors, George Schaefer, cherche à améliorer le prestige du studio) et à miser sur des projets différents ou de nouveaux talents (malgré les échecs commerciaux nombreux de cette société).

Nuançons toutefois le manque d’expérience cinématographique de Welles. Bien que "Citizen Kane" soit considéré comme sa première réalisation, il avait déjà tourné un court métrage muet en 1934 ("The Hearts of Age") puis "Too Much Johnson" en 1938, qui est un ensemble de courts métrages initialement destinés à être projetés avant les différents actes d’une adaptation de la pièce de théâtre du même nom de William Gillette mais qui n’avait finalement pas été prêt à temps et n’avait donc jamais été projeté ! Longtemps considérés comme perdus (mais retrouvés par la suite), ces premiers essais ont donc au moins permis à Welles de se faire la main avant le grand saut.

La genèse incertaine de "Citizen Kane"

© RKO Radio Pictures

"Citizen Kane" aurait pu ne pas être le premier long métrage de Welles car celui-ci tente d’abord de développer deux autres projets. Il envisage initialement d’adapter "Au cœur des ténèbres", un court roman de Joseph Conrad datant de 1899 et que Francis Ford Coppola a ensuite librement transposé dans la guerre du Viêt Nam pour "Apocalypse Now". Mais le coût doublement trop élevé met un terme à ce projet (brièvement mentionné dans une scène de "Mank"). Welles réfléchit donc à une autre adaptation de roman : "The Smiler With the Knife" de Nicholas Blake (pseudonyme de Cecil Day-Lewis, père de l’acteur Daniel Day-Lewis). Cette production est également abandonnée mais des idées des deux projets se retrouvent dans "Citizen Kane", comme le côté tyrannique de Kurts, le héros d’"Au cœur des ténèbres", ou le personnage de riche et séduisant industriel de "The Smiler With the Knife".

Le scénario de "Citizen Kane" est donc le troisième projet envisagé par Welles dans le cadre de son contrat. Il trouverait son origine dans de simples discussions amicales entre lui et Herman J. Mankiewicz. L’écriture s’est étalée sur dix semaines, durant lesquelles les deux hommes se seraient confronté autant qu’ils se seraient complétés, Welles étant surtout doué pour la structure narrative tandis que Mankiewicz est un maître dans l’art des dialogues.

S’il s’agit d’une histoire originale, elle s’inspire de plusieurs modèles et notamment de William Randolph Hearst, que Mankiewicz a personnellement côtoyé (étant un ami proche de Charles Lederer, qui était le neveu de Marion Davies, la maîtresse de Hearst). Cet homme d’affaires partage en effet de nombreux points communs avec Charles Foster Kane : magnat de la presse écrite et de la radio, héritier d’une mine d’or, renvoyé durant ses études, propriétaire d’une demeure monumentale, amant d’une actrice, candidat malheureux pour le poste de gouverneur de New York…

En 1971, la critique Pauline Kael a initié une controverse en publiant dans le magazine "The New Yorker" une analyse estimant que la contribution de Welles au scénario était minime par rapport aux apports de Mankiewicz. C’est sur cette thèse que repose en grande partie le scénario du "Mank" de David Fincher, bien que ces théories soient contestées par la majorité des historiens et critiques de cinéma.

L’opinion de Kael ne prend par exemple pas en compte les comparaisons possibles entre ce scénario et celui des films suivants de Welles, ni la façon dont "Citizen Kane" fait également écho à la vie de Welles lui-même, à travers des touches certes discrètes pour la plupart, comme le fait de nommer un personnage Bernstein d’après un médecin ayant détecté les dons de Welles quand il n’était qu’un bambin au point de lui offrir de nombreux cadeaux pour le pousser à exploiter artistiquement son potentiel.

Par ailleurs, notons que Kane et Hearst divergent sur bien des aspects : par exemple, Hearst n’a jamais divorcé pour se remarier avec sa maîtresse, et son « San Simeon » se situait en Californie alors que le « Xanadu » de Kane est en Floride. Kane est donc bien un personnage puzzle qui, tout en ayant Hearst comme modèle principal, puise dans de nombreuses autres inspirations, réelles ou purement imaginaires.

Toujours est-il qu’après plusieurs versions, le scénario est prêt et Orson Welles établit sa distribution sans même attendre la validation de la RKO.

Une équipe de néophytes encadrée par quelques hommes expérimentés

© RKO Radio Pictures

Il est déjà exceptionnel qu’un homme ait pu réaliser un tel chef d’œuvre dès son premier long métrage. L’exploit est encore plus impressionnant quand on se rend compte du niveau d’inexpérience cinématographique de la plupart des membres de l’équipe artistique et technique.

Parmi les professionnels déjà reconnus, outre Herman J. Mankiewicz au scénario (il a déjà écrit ou coécrit des dizaines de films pour Paramount et MGM, dont le premier script du "Magicien d’Oz" de Victor Fleming), Welles s’entoure notamment du directeur de la photographie Gregg Toland, un génie de l’expérimentation déjà auréolé d’un Oscar pour "Les Hauts de Hurlevent" (1939) de William Wyler et qui a notamment signé la photo des "Raisins de la colère" (1940) de John Ford. Sa contribution à la réussite de "Citizen Kane" est telle que Welles mentionne son nom au générique sur le même carton que celui qui le cite comme réalisateur. Parmi les expérimentés, figurent également le directeur artistique Van Nest Polglase (nommé à cinq reprises aux Oscars avant le film de Welles) et son assistant Perry Ferguson (nommé une fois à l’époque), ainsi que Vernon L. Walker pour les effets spéciaux. Dans une moindre mesure, le montage est confié à Robert Wise, futur réalisateur ("Le Jour où la Terre s’arrêta", "West Site Story", "Star Trek"…) qui n’a commencé sa carrière de monteur qu’en 1939 et mais qui s’est déjà taillé une solide réputation chez la RKO depuis le "Quasimodo" de William Dieterle.

En fait, plus que l’expérience, Welles privilégie à la fois ses précédents collaborateurs (de théâtre et de radio) et les personnes ouvertes aux idées nouvelles. C’est ainsi que le maquilleur Maurice Seiderman, alors au début de sa carrière, invente pour le film de nouvelles techniques pour vieillir les personnages, et que la musique de "Citizen Kane" est la première partition d’un futur grand : Bernard Hermann (célèbre notamment pour sa collaboration ultérieure avec Hitchcock). Quant au casting, il est en grande partie constitué de comédiens du Mercury Theatre, la troupe de Welles, et rares sont les interprètes ayant déjà été filmés avant "Citizen Kane".

Un tournage secret pour préserver le projet

Officiellement, le tournage commence le 30 juillet 1940, mais, en prétextant des essais, Orson Welles filme dès la veille en utilisant clandestinement la salle de projection de la RKO. La suite du tournage se déroule dans un grand secret, Welles espérant éviter d’une part tout contrôle du studio sur son travail et d’autre part toute tentative d’intimidation de la part de William Randolph Hearst.

Le jeune cinéaste impose ses méthodes de travail, héritées du théâtre, utilisant particulièrement le recours aux heures supplémentaires pour filmer durant la nuit. Quand le tournage se termine en octobre, il a duré 11 jours de plus que prévu et 40 heures de rushes ont été accumulées. Le montage commence immédiatement et s’achève en février 1941.

Une sortie très bousculée

© RKO Radio Pictures

Deux personnes enrayent le chemin vers le succès. Mankiewicz, qui avait initialement accepté que son nom ne soit pas mentionné au générique (ce qui a souvent été le cas dans sa carrière de scénariste de l’ombre), réclame finalement la reconnaissance de la paternité du scénario. Ce contretemps ne dure toutefois pas très longtemps, Orson Welles finissant par consentir à ce que le nom de Mankiewicz apparaisse bien à côté du sien.

Le deuxième bras de fer est de bien plus grande ampleur : William Randolph Hearst lance une intense campagne de dénigrement et d’intimidation, proposant même à la RKO d'acheter les négatifs afin de les détruire ! La légende dit que la principale cause de son ire résiderait dans le fait que le fameux « rosebud » était le surnom qu’il donnait au clitoris de sa maîtresse. Si "Citizen Kane" trouve quand même le chemin des salles, c’est avec trois mois de retard (première publique à New York le 1er mai 1941 et sortie nationale le 5 septembre) et les pressions de Hearst nuisent beaucoup à la carrière du film, malgré l’enthousiasme général de la critique : de nombreuses salles refusent de le projeter par crainte de l’influence de l’homme d’affaires. La Seconde Guerre mondiale aggrave un peu plus les choses en retardant l’exploitation du film dans plusieurs pays (il ne sort en France qu’en juillet 1946). Au total, les pertes s’élèves à plus de 150 000 dollars, ce qui affaiblit Orson Welles pour sa liberté de réaliser durant la suite de sa carrière.

Le film est nommé dans 9 catégories aux Oscars de 1942, où il remporte la statuette du meilleur scénario original. Ce n’est que le début d’une longue et régulière reconnaissance pour "Citizen Kane", désigné par exemple « meilleur film de tous les temps » par plus de 250 cinéastes et critiques en 2002 dans la revue britannique "Sight and Sound".

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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