DOSSIERCoup de gueule
COUP DE GUEULE : Nos amis les Terriens
En colère suite au visionnement de "Nos amis les Terriens" et à sa rencontre avec Bernard Werber, notre rédactrice, Lucie Anthouard, s'offre une lettre ouverte. Que nous publions...
Cher Monsieur Werber,
Vous êtes un homme extrêmement sympathique. Gouailleur, plutôt drôle, posé et délicat. Vous semblez attentif à ce dont le monde peut vous enrichir, mais êtes également certain que votre petite existence (au regard de ces siècles passés et de ceux à venir) peut changer quelque chose. Vous vous trompez, très certainement, et notamment à l’égard du cinéma.
Votre premier film, "Nos amis les Terriens" est une boutade gentillette, un bon pied-de-nez aux documentaristes animaliers dont vous parlez avec effroi : ceux-ci qui piègent les animaux, les enferment dans des cages pour mieux prouver leurs théories. Certes, la conduite est à prohiber, mais sans doute votre aveuglement dans le traitement des animaux (vous soulignez avec poésie la traite des poulets de consommation courante) vous égare dans de multiples combats déjà perdus d’avance.
Je ne pense pas que vous, M. Bernard Werber puissiez changer quoi que ce soit à nos vies trop « encadrées », à nos vies trop « dirigées » par une télévision, par un gouvernement, par un Big Brother omniprésents. Vous qui écrivez pour nous « apprendre à nous déconditionner et à réfléchir par nous-mêmes », vous êtes un penseur un peu mégalo, car, très souvent, vos analyses du terrain dépassent les limites du humainement juste (dans le sens du correct, véritable). En d’autres termes, et je suis navrée de le dire ainsi parce que je vous trouve sympathique, vous dites pas mal de « conneries ».
Je ne suis pas d’accord avec vous pour me considérer comme un « animal peureux, que la société rend ainsi pour mieux me contrôler ». Vous voulez rendre l’homme libre, mais libre de quoi ? La vie entière est inscrite dans le principe-même de la non-liberté : nous naissons sans avoir demandé la vie, et souvent, nous mourrons sans demander la mort. Je ne suis pas libre d’appartenir à un groupe, je le dois. Je ne suis pas libre d’avoir mes propres pensées puisque, invariablement, forcément, indiscutablement (malheureusement), quelqu’un les a sans doute déjà eues avant moi. Je ne suis même pas libre d’avoir le choix. Votre philosophie de bas-étage ne m’interpelle pas – je l’ai déjà entendue dans « Matrix », à vrai dire.
Mais je comprends ce que vous voulez dire. Je comprends et saisis, conceptualise le public auquel vous voudriez vous adresser : un public lobotomisé, au temps de cerveau disponible, qui, sans aucun doute, compose le ‘1’ pour sauver son chanteur préféré, croyant que cela fait une différence. Je ne crois pas que les gens qui lisent vos écrits soient ce même public. A vrai dire, je ne crois pas que ce public existe vraiment – un public sans aucun recul, sans aucune réflexion rétrospective, qui gobe tout ce qu’on lui expose. Non, Monsieur Werber, je ne considère pas l’humain comme une nature déjà pourrie de l’intérieur. Ce public, nous le sommes tous un peu, moi y compris. La télévision nous apprend simplement à nous dégoûter de la nourriture dont elle nous rend dépendants.
Mais enfin ! un peu de sérieux, un peu de jugeote. Avec un regard perdu et un sourire d’enfant dans un corps d’adulte, vous vous étonnez que le cinéma soit un domaine si fermé. Vous vous étonnez d’avoir eu tellement de mal à trouver des fonds pour votre long-métrage, que c’est un ami (et pas n’importe lequel) qui a dû tout financer (quel courage, M. Lelouch !). Vous vous étonnez de ce système auquel involontairement vous contribuez.
Pourquoi est-ce si dur de trouver des fonds pour monter un film ? demandez-vous avec naïveté. M. Werber, depuis la dégringolade de la fréquentation du cinéma dans les années 60-70, il a été décidé que le média de masse (télévision) subventionnerait en grande partie le média de l’art (cinéma). Aujourd’hui, ces grandes chaînes, qui investissent énormément d’argent dans des projets plus ou moins pharaoniques, veulent en retour des produits-types qui passeront 1 à 2 ans plus tard en prime-time, et rapporteront de l’argent en publicités. Or, cette télévision-là ne veut prendre aucun risque avec des projets trop différents, trop hors-normes (le mot me fait frissonner). C’est cette télévision-là qui crée nos besoins, mais aussi nos envies, nos désirs. C’est aussi cette télévision-là qui nous habitue, petit à petit, à consommer des produits de moins en moins bonne qualité.
Vous voudriez un sursaut du public, je crois pour ma part qu’il n’arrivera jamais. Si un battement doit advenir, c’est du côté des artistes, et la récente consécration de Mme Pascale Ferran aux César 2007 me laisse espérer des jours meilleurs. Le produit que vous proposez vous-même est de mauvaise qualité, tout simplement. Sans doute, les maisons de production ont refusé le projet pour de mauvaises raisons, mais en voyant le résultat (qui très probablement a été réalisé dans une liberté totale – celle dont vous parliez – puisque vous n’aviez aucune pression de production hormis celle d’un ami) – ce résultat-là ne me satisfait pas, ce résultat-là m’indigne de bêtise, de psychologie de comptoir, d’ennui. Votre film ne m’a pas une seule seconde ébranlé dans mes convictions.
Vous qui avez amputé votre film de 30 minutes pour des « raisons pratiques » (c’est-à-dire pour que le nombre de séances soit le plus important possible), je ne peux pas vous défendre.
Vous qui prétendez que « le principe du cinéma, c’est de ne montrer que ce qu’il y a d’intéressant », je ne peux pas vous défendre. Sans doute n’avons-nous pas la même mesure de ce qui est intéressant et de ce qui ne l’est pas.
Vous qui nous demandez de conseiller à nos amis d’aller voir votre film, pour que vous puissez en faire un second : non, décidément, je ne peux pas vous défendre.
Enfin, M. Werber, vous qui me répondez qu’il n’y aura pas de second tome à la B.D « Les Enfants d’Eve » parce que l’opus n°1 n’a pas assez bien marché aux yeux de votre éditeur, je réponds : honte à vous ! Vous dont le premier livre a été vendu à 2 millions d’exemplaires (!) et traduit dans plus de 30 langues (!), vous qui écrivez romans, pièces de théâtre, B.D, encyclopédies et maintenant faites des films, ne vous posez pas comme l’objet consentant d’une pression économique dont vous nous demandez de nous libérer.
Dans un sens, mes mots m’embêtent profondément, car j’ai malgré tout une grande sympathie pour vous, l’homme, et non le penseur. Lors de votre visite, vous vous êtes montré chaleureux, disponible et patient avec les plus ardus de vos admirateurs. Mais vous vous posez aujourd’hui comme le symbole d’un cinéma libre, d’un cinéma réflexif, d’un cinéma qui égratigne l’homme, et ça, je ne peux pas l’accepter. Vous n’êtes pas le renouveau d’un cinéma français, vous êtes le représentant de son échec le plus total.
M. Werber, pour ne connaître que relativement peu vos écrits, mais pour apprécier à leur juste valeur vos bandes dessinées, je vous le demande : persistez dans cette voie et non celle du cinéma.
Avec toute ma sympathie,
Lucie Anthouard