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ANALYSE : en avant, Mars ! (1/2)
En pensant à la planète Mars, quel cinéphile n’a pas en tête les merveilleuses images de "Total Recall" de Paul Verhoeven, celles d’Arnold Schwarzenegger se promenant en combinaison avec sa compagne le long d’une falaise d’un rouge ocre, sur des notes musicales composées par Jerry Goldsmith ? Quel amateur de science-fiction n’a pas rêvé, comme eux, d’en parcourir les canyons cyclopéens en espérant y découvrir les traces d’une civilisation disparue ? La force évocatrice de la planète rouge a régulièrement servi de décor à des œuvres fictionnelles pour la raison même qui fascine toujours les amoureux de "Total Recall" : parce qu’elle mêle mystère de l’inconnu et espérance d’une vérité qui pourrait modifier notre conception de l’Univers. Bien avant que le "John Carter" d’Andrew Stanton ne se trouve propulsé au milieu d’une guerre étrangère, le cinéma avait gravé dans le marbre sa vision de la quatrième planète à partir du soleil. Panorama des différents imaginaires martiens proposés par les cinéastes au cours de l’Histoire.
Panoramars
Depuis Christophe Colomb en 1492, l’Homme n’a plus eu de territoire entièrement neuf à conquérir. Il a donc naturellement regardé vers les étoiles et s’est dédié, depuis les années soixante et le succès américain des premiers hommes sur la Lune, à la consciencieuse planification de sa conquête du système solaire. Las, voici que Mars, cible privilégiée de la recherche spatiale, la planète la plus proche de nous dans l’ordre d’éloignement du Soleil, reste à ce jour inaccessible.
L’histoire de la planète est indissociable des deux voies parallèles, et néanmoins antagonistes, qui la scrutent depuis plusieurs décennies : la fiction et la science. Après le bref passage de Micromégas près de Mars dans le conte éponyme de Voltaire, c’est H. G. Wells qui imagine une invasion de Martiens dans le roman le plus célèbre de la science-fiction primitive, "La Guerre des mondes". Mars a occupé les plus grands auteurs des âges d’or successifs de la S-F (Arthur C. Clarke, Isaac Asimov, Ray Bradbury) jusqu’aux développements récents de la hard science-fiction, ce genre plus strictement scientifique que fictionnel, représenté par la "Trilogie Martienne" de Kim Stanley Robinson. Quant aux avancées de l’astronautique humaine, tardives en regard des observations spatiales, elles ne viennent remettre en cause les visions imaginaires de Mars qu’à partir du milieu des années soixante, modifiant la façon qu’ont les écrivains (et les scénaristes) de travailler. Larry Niven lancera dès lors la marche à suivre pour les auteurs de S-F : « Si les investigations spatiales continuent à redessiner nos planètes, que pouvons-nous faire d’autre sinon écrire de nouvelles histoires ? »
Le cinéma se fait rarement l’écho des avancées scientifiques sur Mars, sinon par de rares et brèves allusions – l’évocation d’une future exploration humaine de la planète rouge qui sert d’arrière-plan au récit de "The Box" de Richard Kelly. À partir du milieu des années 90, les deux voies se radicalisent : la fantaisie est de plus en plus assumée ("Ghosts of Mars" de John Carpenter) et la rigueur scientifique de plus en plus rigoureuse ("Stranded" fonctionne comme un "Apollo 13" avec Mars en ligne de mire). "John Carter" se place résolument dans la première catégorie, comme si l’approche d’une mission humaine vers Mars (prévue par la NASA autour de 2030) avait tendance à confirmer les scénaristes dans leur régression vers une littérature plus fantasque, le "Cycle de Mars" de Burroughs se signalant comme un jalon important de la rencontre entre la S-F et la fantasy.
Mars vue depuis la Terre
Plus qu’un enjeu scientifique, Mars est un fantasme pour Terriens frustrés. L’imaginaire de la planète rouge n’a jamais cessé d’infuser dans l’esprit tant des créateurs les plus divers que des spectateurs / lecteurs les plus affamés de nouveaux mondes. Dans "Aelita" de Yakov Protazanov (1924), premier grand film de S-F de l’ère soviétique, ladite planète sert de prétexte pour démontrer au spectateur combien l’existence sur Terre (donc en U.R.S.S.) est tellement plus formidable que la vie sur cette saleté de surface rougeâtre rongée par le capitalisme, où les indigènes ont en outre le culot de vous trahir sans vergogne. Le film raconte un rêve : le héros qui croit avoir effectué son voyage spatial se réveille dans une gare et découvre que sa femme est toujours vivante (alors qu’il pensait l’avoir assassinée par jalousie) et que le voisin n’a jamais montré la moindre attirance déplacée pour elle. Tout va donc bien dans le meilleur des mondes communistes, et la princesse martienne qui donne son titre au film n’a jamais existé autrement que comme fantasme diffus.
Le monde communiste est également au centre de "Red Planet Mars" (Harry Horner, 1952), mais vu depuis les libres contrées américaines. Dans ce film sidérant, un jeune Peter Graves parvient à établir une communication avec Mars. Le contenu des messages qu’il reçoit en réponse chamboule le fonctionnement des sociétés terrestres : les Martiens vivent 300 ans ? Les Terriens s’inquiètent pour le paiement des 240 ans de retraite. Les Martiens possèdent une énergie inépuisable ? Les mines de charbon ferment, l’économie s’écroule partout dans le monde et la France est soumise aux émeutes sociales ! "Red Planet Mars" est le reflet grossier des aspirations de l’époque : les Etats-Unis aimeraient voir l’effondrement du bloc soviétique, et quoi de mieux qu’un message divin pour réveiller les orthodoxes russes calfeutrés par le pouvoir stalinien ? Hallucinante, la conclusion du film laisse augurer que ce que nous appelons le divin puisse effectivement se dissimuler dans les étoiles, et qu’un jour ses représentants viendront adouber notre civilisation.
Fantasme encore dans "Capricorn One" (Peter Hyams, 1977), qui élève le mensonge au rang d’espoir vain : prête à tout pour ne pas perdre la face (ni les crédits généreux de l’État), la NASA organise une fausse mission martienne lorsqu’il s’avère que le lanceur prévu pour le départ ne peut pas arriver à destination. En conséquence de quoi, les trois fiers astronautes se voient confinés dans un studio de cinéma gorgé de terre rouge, dans lequel ils sont censés reproduire la gestuelle et les discours scénarisés par l’Agence nationale. C’est le prix à payer pour que les Américains (dans la réalité : en pleine période de doute quand à l’intérêt des missions Apollo) regardent à nouveau vers Mars et les étoiles.
Les Martiens dans leurs drôles de soucoupes volantes
L’humanité attend toujours que les extraterrestres organisent le « premier contact » promis par toute une littérature. Mais rien ne nous dit que ce premier contact sera pacifiste, et surtout pas H.G. Wells avec ses Martiens vindicatifs et conquérants, désireux de nous décimer pour mieux profiter des ressources terriennes. Sur fond de malthusianisme [théorie de T. Malthus selon laquelle une civilisation arrivée à un certain point de son développement doit aller quêter ses ressources chez le voisin], c’est le retour de l’imaginaire colombien qui pointe : envahir un nouveau monde implique de détruire toute la population locale et d’adapter le lieu aux besoins de l’intelligence destructrice.
Après qu’Orson Welles, le quasi homonyme de l’écrivain britannique, a effrayé une grande partie de l’Amérique en adaptant à sa sauce "La Guerre des mondes" sur une radio en 1938, créant une véritable panique dans tout le pays, Paramount se lance dans une courageuse adaptation pour le grand écran. Le studio en possède les droits depuis 1924, a imaginé le duo Cecil B. De Mille à la production et Alfred Hitchcock aux manettes ; mais plus tard, De Mille se défausse sur George Pal qui choisit Byron Haskin pour le réaliser. Le studio a même proposé à Orson Welles d’en faire son premier long-métrage à la place de "Citizen Kane", et il est savoureux d’imaginer la carrière qu’aurait eue le cinéaste maudit d’Hollywood s’il avait commencé par filmer les petits hommes verts plutôt que son avatar de William Randolph Hearst…
Sorti en 1953, "La Guerre des mondes" se signale par une image particulièrement léchée, un budget étonnant pour un film de S-F de l’époque (2 millions de dollars) et des vaisseaux martiens soigneusement dessinés par Albert Nozaki, largement inspirés des raies mantas. L’invasion venue de Mars y est systématique, laissant planer sur le monde la menace de la bombe atomique à l’aune de la guerre froide. Steven Spielberg en donnera sa propre vision dans son remake de 2005, plus spectaculaire encore, qui adjoint au chef-d’œuvre d’Haskin deux nouvelles thématiques : d’une part, la critique du malthusianisme occidental en regard de l’invasion irakienne par l’administration Bush ; d’autre part, la transposition de la menace du ciel (d’où viennent les Martiens) au sous-sol terrestre (où les tripodes sont enterrés depuis des lustres, endormis et silencieux). En 1999, Tim Burton en filma une version humoristique immédiatement inscrite aux annales du kitsch et du second degré, "Mars Attacks!" se posant surtout en réponse au très nationaliste "Independence Day" de Roland Emmerich.
Un film britannique de 1967, "Les Monstres de l’espace" de Roy Ward Baker, recycle l’idée de l’invasion extraterrestre en lui fournissant un cadre original : les Martiens sont déjà venus sur Terre des milliers d’années plus tôt, ont réduit l’Homme en esclavage, et ont involontairement généré la division manichéenne entre Dieu et le Diable. Toujours très effrayant, le film suit la découverte dans les sous-sols de Londres, près de la station de métro Hobb’s End (une référence qui parlera aux amateurs de John Carpenter), les restes d’un vaisseau martien à côté d’un squelette humain. En s’intéressant à des questionnements à la fois scientifiques et métaphysiques (d’où vient l’Homme ?), "Les Monstres de l’espace" acte le changement d’angle de la S-F anglo-saxonne, qui se prépare à accuser le choc du "2001" de Stanley Kubrick.
Au secours, mon voisin est un Martien !
Pour nous envahir, les Martiens font néanmoins, le plus souvent, preuve de subtilité. Sur un canevas maintes fois éprouvé en littérature – le Jack Finney de "L’Invasion des profanateurs" ou le Robert Heinlein des "Marionnettes humaines", tous deux adaptés pour le cinéma – "Les Envahisseurs de la planète rouge" (William Camerons Menzies, 1953) et "The Day Mars Invaded Earth" (Maury Dexter, 1963) s’attachent à décrire la lente invasion d’organismes extraterrestres qui prennent progressivement possession des corps terrestres, jusqu’à ce que le nombre fasse la force.
Le film de Menzies, devenu un classique paradoxalement méconnu, se place du point de vue d’un gamin surdoué, dans un décor imaginé par le plus célèbre des production designer de Hollywood (fonction qu’il a lui-même inventée). Menzies nous donne une double leçon : d’astronomie faussée, avec ce professeur / ufologue qui explique rationnellement au héros enfantin comment les scientifiques s’intéressent depuis longtemps aux OVNIS et à la végétation martienne (sur son mur se côtoient des images au télescope de l’Univers et des photos de pseudo-soucoupes volantes) ; et d’architecture, relativisant la petitesse du héros en regard d’un décor écrasant.
Ce n’est pas un hasard si, entre le début des années 50 et le milieu des années 60, les Martiens d’une part, et toute la faune imaginable de l’espace d’autre part, n’ont cessé de venir nous chatouiller dans nos pénates : le cinéma de S-F se fait le reflet des tensions géopolitiques de l’époque et ce n’est plus une surprise pour personne d’affirmer que l’invasion étrangère témoigne surtout de la crainte exagérée de l’expansion communiste. Ainsi, à la menace de la conquête par une force étrangère s’ajoute une autre peur, plus insidieuse : celle de voir ses proches physiquement identiques mais mentalement transformés, chamboulés par une nouvelle conception du monde, solidarisée et unilatérale. On se souvient que le discours ambigu de "L’Invasion des profanateurs de sépulture" par Don Siegel laissait apparaître que la pensée unique a du bon en ce qu’elle s’avère essentiellement dénuée de passions, donc pacifiste. Mais le gommage des passions, n’est-ce pas l’effacement de la particularité de l’homme ? Dans cette optique, le ciblage de Mars comme lieu de provenance de l’Ennemi s’explique simplement par la proximité inquiétante de la planète : c’est toujours de son voisin qu’il faut se méfier en premier, dixit le cinéma paranoïaque de l’époque.
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