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ABUS DE BOUQUINS : Toni, du fait divers à l'écran

Rares sont les films qui bénéficient d'un ouvrage spécifiquement centrés sur eux, et encore plus rares sont les livres qui ne dépendent pas de la production des œuvres concernés et qui ne relèvent donc ni d’un effort promotionnel ni d’une logique de produits dérivés. C'est dire si cet ouvrage sur "Toni" de Jean Renoir est plutôt exceptionnel.

Même si "Toni" (sorti en 1935) est une œuvre majeure dans la riche filmographie de Jean Renoir, il est fort probable que beaucoup, même parmi les cinéphiles, connaissent mieux d'autres films de Jean Renoir comme "La Grande Illusion", "La Bête humaine" et "La Règle du jeu", et peut-être même "Boudu sauvé des eaux", "Partie de campagne", "La Marseillaise", "French Cancan" ou "La vie est à nous". Fruit d'une initiative locale, contenant des analyses et recherches précises et exemplaires (de longueurs variables et de contenus variés), cet ouvrage, richement illustré, a été édité dans le cadre d’une exposition présentée en 2019 à la cinémathèque Prosper Gnidzaz de Martigues (intitulée "L’Aventure Toni, le tournage de Jean Renoir à Martigues"). Il apporte donc un éclairage fabuleux sur "Toni", qui bénéficie d’une belle reconnaissance mais qui mérite d’être connu par un public plus large.

Deux courts textes introductifs témoignent d'une volonté d'ancrer ce long-métrage dans une géographie et une histoire particulières : celles de Martigues. Puis la préface, écrite par Alain Bergala (qui a notamment été critique pour les "Cahiers du cinéma" et réalisateur d’un documentaire intitulé "D’Angèle à Toni"), permet de mesurer l'importance de "Toni" dans la filmographie de Renoir et de mettre en avant le côté précurseur de ce film, particulièrement dans la façon dont il dépeint la réalité migratoire de son époque et dans les choix de production et de mise en scène qui préfigurent à la fois le néoréalisme italien et la Nouvelle Vague. Bergala montre aussi que la production de ce film avait quelque chose de presque miraculeux, précisant au passage le rôle majeur de certaines personnes comme Marguerite Houllé (alors monteuse et compagne de Renoir) et Marcel Pagnol.

Le premier chapitre, rédigé par le directeur le cinéma Renoir de Martigues, se focalise sur la façon dont le film s'est imprégné de cette ville et dont, en retour, la ville sait lui rendre hommage. Vient ensuite un gros travail d'archives qui constitue une sorte de making of de "Toni". Le texte revient donc à la fois sur le choix des interprètes et de l’équipe technique, sur les conditions dans lesquelles le long métrage a été tourné et sur l’accueil du public. Le récit, très précis, émaillé de photos de tournage, de reproductions de lettres et de divers témoignages, n'oublie ni la contextualisation de ce film au regard des précédentes années de son réalisateur, ni l'apport de certains collaborateurs du cinéaste, ni la participation de commerçants et artisans locaux. Certains détails sont très anecdotiques et le style est parfois « wikipédien » (donc un peu trop foisonnant et impersonnel), mais la tendance à l'exhaustivité impressionne. Si l’on peut regretter aussi la transition brutale lorsqu’est abordée la réception du film, on apprend que celle-ci s’est avérée très décevante pour le public car celui-ci, qui l’attendait avidement dans la région de tournage, s'attendait à un « film provincial » et moins « singulier ».

© Atelier Baie (photo incluse : Gaumont)

Un autre chapitre est ensuite consacré à Carl Einstein, qui a co-écrit le scénario de "Toni". Présentant d’abord l’homme et ses relations avec Renoir et d’autres personnes, le texte précise que l’apport exact d’Einstein est « difficile à évaluer » mais que Renoir l’avait jugé « indispensable ». Pourtant, ce co-scénariste a été étrangement mis à l'écart au fil de la production. Si le chapitre reste assez flou sur les explications, c’est tout simplement parce qu’elles restent en partie mystérieuses, l’auteur de cette contribution, Alexis Bonnet, ne s’autorisant aucune interprétation subjective et se contentant, fort honnêtement, de préciser les faits et de rapporter des témoignages et avis divers. Lorsqu’est évoquée la dérangeante disparition du nom d’Einstein au générique lors de la validation du film par la commission de censure de Vichy, Bonnet ne prend pas position lui-même mais il mentionne une opinion selon laquelle il s'agissait d'un « antisémitisme opportuniste de Pierre Gaut », le directeur de production de "Toni". C’est en tout cas la présentation de la part d’ombre de ce long métrage, d’autant que le nom du coscénariste tombe ensuite dans l'oubli, même après la guerre, ce qui entache un peu ce film qui est pourtant tout sauf raciste !

Le chapitre suivant, intitulé « Enquête aux archives », est un travail remarquable de recherche et d'analyse, présentant minutieusement le véritable fait divers à l’origine du scénario ainsi que des comparaisons avec certains aspects du film. S'il y a bien un chapitre essentiel, qui correspond le plus directement au titre de l'ouvrage, c'est donc celui-ci. On apprend entre autres à connaître le commissaire ayant enquêté sur l’affaire : ami de Renoir depuis leur enfance, également auteur de romans, c’est lui qui a raconté le fameux fait divers au cinéaste, au point d’avoir perçu une rétribution pour avoir collaboré à l'écriture du scénario, sans toutefois être considéré comme un autre co-auteur. La richesse des détails, des témoignages et des documents (photos, plans, croquis) permet de mesurer le degré de réalisme du film par rapport au fait divers mais aussi aux conditions de vie des immigrés vivant dans les alentours de Martigues à cette époque.

© Films Marcel Pagnol

C’est sur cette même thématique migratoire que se focalise le chapitre suivant : titré « Représentation de l'immigration, un film précurseur », il replace le long métrage dans le contexte politique des années 1930 et fait plus particulièrement le lien avec l'engagement politique de Renoir. L'analyse explique comment l'atmosphère raciste de cette période a concerné l'industrie cinématographique, avec un mouvement de protestation des techniciens français contre leurs homologues allemands travaillant dans l’Hexagone, accusés de concurrence déloyale aggravant le chômage. Cela a conduit Renoir, qui refusait de stigmatiser des étrangers, à démissionner du Syndicat des chefs cinéastes français qu'il dirigeait depuis sa création moins d'un an auparavant. Tourner "Toni" dans la foulée n'a donc rien d'anodin et la place centrale de personnages immigrés relève de l'OVNI dans le paysage cinématographique de l'époque.

Enfin, l’ouvrage se termine avec « Les paysages de Toni », qui apparaît un peu plus personnel que les autres chapitres. L’auteure, Sophie Bertran de Balanda, est architecte et urbaniste, et elle dirige les services culturels de Martigues. Bien que son texte soit parfois décousu, il a le mérite d’allier plusieurs regards : architectural, géographique, sociologique et artistique. Cette contribution analyse finement le lien entre "Toni" et Martigues, relevant par exemple que le long métrage s'est avéré « prémonitoire » en « révél[ant] de manière magistrale la force d'un territoire au début de son aventure industrielle ». Les magnifiques aquarelles que l’auteure a réalisées proposent une réappropriation artistique du film, redonnant vie et couleur aux lieux de tournage et tentant de reconstituer le regard que Renoir a porté sur ces paysages. On aurait pu se satisfaire de photos en couleur et d’une comparaison avec des photogrammes, mais les œuvres de Sophie Bertran de Balanda présentent un regard plus chaleureux sur ce territoire et sur le film lui-même, en partie grâce à l’insertion de silhouettes qui donnent l’impression de ressusciter Toni et d’autres personnages. Les derniers documents (plan, photos aériennes et photographies) closent l’ouvrage de la meilleure manière qui soit, en continuant de faire vivre "Toni" dans le Martigues d’aujourd’hui.

Informations

Références bibliographiques : "Toni, du fait divers à l’écran", ouvrage collectif, éditions Atelier Baie, 2019.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur