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ABUS DE BOUQUINS : La Prière aux étoiles, 1re partie
En 1941, Marcel Pagnol commence à tourner un nouveau film, "La Prière aux étoiles". Mais dans un contexte d’Occupation, il finit par détruire les bobines pour que les Allemands ne les récupèrent pas. Ce scénario ressuscite 80 ans plus tard sous forme de bande dessinée.
Depuis 2015, Serge Scotto et Éric Stoffel adaptent en bande dessinée l’œuvre littéraire ou cinématographique de Marcel Pagnol, avec des artistes différents pour chaque opus (en un ou deux tomes selon les cas). De "La Gloire de mon père" à "Manon des sources" en passant par "Marius", "Topaze" ou "Le Schpountz", 16 tomes ont déjà été publiés par les éditions Bamboo. Sorti en 2021, ce dix-septième opus est un peu particulier, puisqu’il s’agit de l’adaptation d’un film inachevé, que Pagnol a volontairement détruit pour éviter que son œuvre soit récupérée par les Allemands via Continental-Films, compagnie de production « française » créée par Goebbels – mais peut-être aussi par chagrin amoureux puisque la relation entre le cinéaste et l’actrice Josette Day, vedette de son film, avait pris fin à la même époque.
Les films inachevés ou perdus tiennent une place à part dans le cœur des cinéphiles, avec ce fantasme de les voir renaître d’une façon ou d’une autre. Ces œuvres connaissent parfois des postérités variées : retrouvées et restaurées (comme la version couleur du "Voyage dans la Lune" de Méliès), reprises à zéro par leurs auteurs (comme "L’Homme qui tua Don Quichotte" de Terry Gilliam), achevées par d’autres (comme "De l’autre côté du vent" d’Orson Welles), racontées par des documentaires eux-mêmes devenus des œuvres à part entière (voir "L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot", "Lost in La Mancha" ou "Jodorowsky’s Dune"), ou encore adaptées sous d’autres formes artistiques, comme c’est le cas avec cette "Prière aux étoiles", qui devait être une trilogie au cinéma et qui sera composée de deux tomes pour sa réappropriation dessinée.
Entre réjouissances et frustrations
Cette résurrection illustrée est à double tranchant : on est reconnaissant d’avoir cette possibilité de découvrir ce scénario de Pagnol mais on se demande régulièrement si le storyboard, signé Marko, fait honneur à la mise en scène du cinéaste provençal. De même, les traits du dessin d’Iñaki Holgado ont un charme désuet cohérent avec l’atmosphère de ce récit mais également une modernité qui peut déstabiliser et paraître trop lisse ou trop décalée par moments. Par ailleurs, la mise en couleur de Sébastien Bouet est un peu perturbante pour faire renaître un film en noir et blanc, mais les flashbacks, présentés avec un ton sépia, atténuent cette éventuelle contrariété. Finalement, le plus frustrant provient de l’absence d’interprétation vocale, notamment quand des accents (parisiens, marseillais et anglais) sont suggérés par les dialogues.
Les réjouissances sont toutefois au rendez-vous, par exemple avec la manière dont les personnages sont incrustés dans certaines cases de flashbacks. La planche 23 fait également preuve d’une belle inventivité lorsqu’un protagoniste fait référence à Ronsard (même si on peut s’interroger sur l’étrange position corporelle d’un des personnages dans ce passage). Si l’intrigue est relativement lente à se mettre en place, le récit séduit régulièrement, par exemple avec le faux suspense qui déjoue habilement les clichés avec un montage parallèle nous conduisant à envisager une issue tragique pour l’un des personnages.
Au fur et à mesure que l’on apprend à connaître les principaux protagonistes, surgit progressivement l’un des intérêts majeurs de cette histoire : la condition féminine dans la société fortement paternaliste des années 1940. Ainsi, la relation entre Dominique et Florence est riche d’enseignements, avec un homme sûr de sa supériorité, arrogant et jaloux, et une femme qui subit souvent tout en rêvant d’amour et de liberté. On a hâte de lire le second tome pour découvrir ce qu’il advient de ces personnages.
Pour finir, notons la satisfaction d’avoir un autre aperçu du projet de film de Pagnol grâce à quelques photos et aux propos d’Éric Stoffel à la fin du volume. Moins passionnant mais touchant, l’avant-propos met en avant l’émotion de Nicolas Pagnol, petit-fils de l’écrivain-cinéaste, face à l’opportunité de découvrir cette œuvre perdue grâce à la BD.
Informations
Références bibliographiques : Serge Scotto et Éric Stoffel (scénario, d’après Marcel Pagnol), Marko (storyboard) et Iñaki Holgado (dessins), "La Prière aux étoiles", collection « Grand Angle », éditions Bamboo, 2021.