VENUS NOIRE
Dense et puissant: un véritable choc
Avec ce quatrième film, Abdellatif Kechiche abandonne le milieu populaire contemporain pour nous offrir une fresque historique sur la vie de Saraatjie Baartman, aussi connue sous le nom de Vénus Hottentote. Véritable symbole pour l’Afrique du Sud de Mandela qui a réclamé ses restes auprès du musée de l’homme de Paris pendant près de huit ans, cette femme fut exhibée comme un monstre de foire, d'abord à Londres, puis dans les salons libertins de Paris.
Kechiche offre ici, sans nul doute, son travail le plus abouti, voire même le plus profond. En ouvrant son film sur une conférence entre hautes instances de la science de l’époque, le réalisateur désigne toute cette malhonnêteté intellectuelle visant à justifier par tous les moyens qu'il était légitime d'exploiter le peuple d'Afrique Noire. "Venus Noire" pose aussi la question des limites de l'art lors du procès londonien. Mais le film dénonce sans pour autant céder à la provocation ou à la facilité. Les personnages sont admirablement travaillés. Les européens que Saratjie rencontre n'ont pas forcément un mauvais fond. Kechiche évite de tomber dans un manichéisme notoire en leurs dessinant tous des lignes de conduites, se révélant grâce à leurs réactions, et qui en disent long sur leurs positions. Il traduit ainsi brillamment l'ignorance dans le respect (la bourgeoisie française, le journaliste) ou dans la vulgarité (le public anglais et les libertins), la cupidité avouée (Réaux) ou inavouée (Ceazar) et la compassion (le dessinateur et l'aristocratie londonienne) lors des différents actes du film.
Cela devient une habitude de la part du réalisateur, à présent; il parvient une fois de plus à nous sortir une inconnue de l'ombre, pour la faire éclore dans un rôle saisissant. Après Sara Forestier et Hafsia Herzi, c'est Yahima Torres, prêtant sa carrure à la Venus noire, qui bouffe à son tour l'écran et délivre une admirable prestation pour une actrice non professionnelle. Pour le reste, Kechiche aime ses acteurs et cela se voit. Il leur donne de l'espace. Les décors, le maquillage, les costumes… tout passe en second plan pour ne laisser que le jeu. Un jeu précis, tout en retenu pour Yahima Torres et André Jacobs, alors qu'Olivier Gourmet en impose en composant son rôle de showman repoussant les limites de l'acceptable pour satisfaire son audience.
Les représentations se succèdent et se répètent. Les scènes aussi. Longues mais jamais répétitives, chacune nous dévoile une facette de Saraatjie, de son maître et de son audience, ce qui rend ces deux heures quarante passionnantes de bout en bout. Kechiche filme le personnage de Saraatjie avec une profonde humanité. Cette femme qui, en dépit des multiples manipulations subies, prisonnière de son extrême solitude et des préjugés de son époque, ne s'est jamais totalement soumise, force un profond respect. Lorsqu'elle se met à jouer de la musique, la Venus s'élève. Elle n'est plus au rang de simple sauvage. Elle est au-delà. L'audience se tait. Quelque chose se produit. C'est magique. De même, les scènes d'humiliations sont de dures épreuves qui installent un malaise durable, d'autant plus que les séquences sont longues et provoquent l'effet escompté avec une maîtrise terrassante. Les cadrages serrés sur les expressions des acteurs et figurants, ajoutés au découpage au diapason, font ressentir l'émoi à mesure que les humiliations s'intensifient. L'effet d'accumulation de cette lente descente aux enfers trouve son point culminant dans les vingt dernières minutes particulièrement éprouvantes. La Venus Noire devient notre Venus. La voir se décrépir provoque un douloureux déchirement. On n'en ressort pas indemne.
Alexandre RomanazziEnvoyer un message au rédacteur