ULTRA RÊVE
La Nouvelle Vague du fantasme
Plus que de rêves, il est ici question de fantasmes. Ceux que l’on enferme à double tour à l’intérieur de soi. Ceux que l’on n’ose pas avouer à l’Autre. Ceux que l’on ose parfois explorer et exacerber de façon frontale. Ceux, globalement, qui relient au lieu d’éloigner. Signés par la fine fleur du cinéma français fantasmatique des années 2010, les trois courts-métrages sexuels et baroques d’"Ultra Rêve" constituaient donc la sortie inratable et cohérente de cette fin d’été, tant ils semblent être chacun à leur manière des songes mélancoliques où l’on tente de revivre et/ou de retenir une chaleur qui s’apprête à s’éloigner et/ou à disparaître. Il en est déjà question dans "After School Knife Fight" de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, où un groupe de rock doit se séparer suite au départ futur de leur chanteuse, ce qui plonge un de ses membres dans le spleen amoureux, faute d’avoir su déclarer son amour à celle-ci. On passera relativement vite sur l’emballage très pauvre car trop naturaliste du résultat – très Virgil Vernier ou Mikhaël Hers dans l’âme – pour ne retenir avant tout que des gestes, des regards, des sons, et surtout un concert hypnotique qui clôture ce très court film sur un début de déflagration intérieure.
Plus que ce petit amuse-gueule touchant mais inégal, ce sont les deux autres segments qui vont porter le taux de fantasmes et de mélancolie à un degré quasi stratosphérique, et cela n’étonnera pas ceux qui ont déjà eu l’occasion de se frotter aux styles respectifs de leurs deux réalisateurs. D’un côté, fidèle à sa passion pour le porno-soft et les envolées lyriques, Yann Gonzalez signe avec "Les Îles", une sorte de teasing de son récent "Un couteau dans le cœur" en filmant une nymphe blonde se masturbant face aux étoiles en écoutant les ébats de deux jeunes gays, eux-mêmes déjà excités par un trio nu – dont un monstre à la fuck face très évocatrice – qui s’adonne à de sensuels ébats sur une scène de théâtre. De l’autre, Bertrand Mandico explose tout avec "Ultra Pulpe", moyen-métrage à la hype sans cesse grandissante depuis la sortie des "Garçons Sauvages", où une fin de tournage d’un film de science-fiction érotico-gore pousse une réalisatrice au nom très cinéphile (Joy D’Amato !) à raconter ses fantasmes les plus barrés afin de retenir vers elle sa compagne Apocalypse – également actrice principale de son film – et d’atteindre le stade terminal de la jouissance au travers d’un 7ème Art exclusivement poétique et de sa mise en pratique purement artisanale.
D’un court à l’autre, organiser tous ces fantasmes par fragments pour mieux y repérer des signes communs ou des passages secrets devient un fascinant jeu intime, et plus encore si l’on accepte de revenir plusieurs fois voir le film à la manière d’un concert ou d’une nuit secrète. Produits par la même personne (Emmanuel Chaumet), révélés au même endroit (la Semaine de la Critique) à des années différentes, ils ont surtout en commun d’être des « îles », à l’image du titre du segment de Gonzalez. Des environnements oniriques et détachés du monde réel où le « genre » (dans tous les sens du terme) n’existe plus, où les fantasmes ordonnent tout, où l’imaginaire régit à lui seul une nouvelle définition de ce que peuvent être la beauté et la monstruosité, et où même le fétichisme a son mot à dire si l’on en croit l’attention portée à des objets chers (un vieux walkman, une K7 audio, une caméra Panavision, etc…) et à des chairs objetisées (colliers et maquillages font preuve ici d’une fascination inouïe pour la parure et la transformation). Dans "Les Îles", Gonzalez marche fièrement sur ce terrain-là en y exacerbant tout son goût pour la douce fantasmagorie, la poésie low-budget et l’érotisme pleine puissance (on connaît son amour pour Jean Rollin et Jess Franco). La bouleversante musique qui clôture le film est un adieu qui nous met les larmes aux yeux, comme toujours chez lui.
Mais c’est surtout chez Mandico que cette combinaison de partis pris atteint son plus haut zénith : en plus de constituer un prolongement délirant aux dérives fantasmatiques des "Garçons Sauvages", les trente-sept minutes d’"Ultra Pulpe" usent à loisir d’un dispositif très méta avec plateau de cinéma et artifices revendiqués pour accentuer cette idée du mélange, de la fusion, du tourbillon, de l’embrasement sexuel et charnel le plus total. Mandico ouvre très grand la valise à idées folles, avec un gorille aux yeux phosphorescents, une actrice-réalisatrice complètement teubée (jouée par Vimala Pons), un langage poétique qui cherche moins le sens clair et net que la sensation directe et viscérale, énormément de substances spongieuses et liquides pour asperger une nudité très forte (une sorte de « science-nichon », comme il est dit à un moment donné), une référence finale à Jean Cocteau et un décor de planète Mars qui renvoie à celui de "La Planète des Vampires" de Mario Bava. Avec, comme conclusion définitive, la confirmation que le cinéma est moins un outil favorisant le fantasme qu’un lieu où il peut s’installer et s’épanouir, aussi inavouable soit-il. On en oublierait presque que notre art préféré est lui-même une pulpe : sensitive quand on la malaxe, juteuse quand on la déguste.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur