TIME OUT
Tempus fugit
Le retour d’Andrew Niccol à la mise en scène, six ans après « Lord of War », est un événement suffisamment important pour habiller ce « Time Out » d’une irrésistible pression bien avant sa sortie. Le petit monde du cinéma, dont la mémoire est longue, se rappelait avoir été en partie déçu du second long-métrage du génial auteur et réalisateur de « Bienvenue à Gattaca » : « Simone » avait échoué à répondre aux attentes de ceux qui voyaient en Andrew Niccol, avec un premier film et un fabuleux scénario à son actif (« The Truman Show », mis en images par Peter Weir), l’un des cinéastes les plus marquants de la décennie. Pour cet homme peu pressé, que l’on aura peu vu s’incruster dans les génériques depuis le début du nouveau millénaire (sinon pour « Le Terminal » de Steven Spielberg, dont il est à l’origine du scénario), « Time Out » se devait de frapper fort les esprits. Et ce n’est pas un hasard si ce brillant film d’anticipation, aussi intelligent qu’il est efficace, arrive pile poil dans ce contexte catastrophiste, au cœur du marasme politico-économique.
Avec son univers alternatif situé entre la science-fiction eugéniste (son versant « Gattaca ») et le thriller politico-conspirationniste (une louche de « Lord of War »), auxquels il faut ajouter une pellicule de parabole sociale (un peu de « Truman Show » dans le procédé de surveillance à tout va et dans la circonscription des populations à l’intérieur d’enclos réservés), « Time Out » est tout bonnement la réponse de Niccol à la crise économique, aux transactions financières indues, aux flux indécents de capitaux, à l’accaparement immoral par les riches du gros de la fortune mondiale. Il suffit, pour le comprendre, de remplacer, dans le résumé proposé plus haut, le terme « temps » par celui d’ « argent ». Bref, le film se définit comme la contre-attaque de l’inventivité cinématographique, blessée au cœur par l’état actuel du monde, extraite du cerveau d’un créateur hyperactif qui ne se contente pas de produire des mondes anticipatoires réalistes, mais qui en outre les épaissit d’une redoutable réflexion morale. De quoi agir longuement sur les cerveaux.
Ce pamphlet acerbe est servi par un personnage principal qui, de dickensien, vivotant au jour le jour pour gagner vingt-quatre heures de vie supplémentaires au cœur d’un vilain ghetto où l’on vit pauvre mais heureux, se transforme en Robin des Bois, distribuant les minutes comme des billets verts, volant aux riches immortels pour offrir quelques années de plus à ceux qui n’ont rien. Will Salas, incarné par le très bon Justin Timberlake, traduit le changement de conscience du citoyen lambda, peu enclin de prime abord à se battre contre un système omnipotent. En posant la modification génétique comme un fait – nul ne sait qui a affublé les humains de cette horloge interne si sournoise –, le réalisateur met en exergue le fatalisme qui règne dans la société, et la résignation qui doit en découler. En franchissant les secteurs de la ville, en passant des pauvres aux riches, en somme en prenant de la hauteur, Salas découvre que la distribution mondiale du temps fonctionne sur le principe de la balance monétaire : s’il y en a plus d’un côté, c’est qu’il y en a moins de l’autre. De sorte que le maintien d’une large majorité de pauvres permet à une minorité d’aristocrates de jouir plus longtemps de la vie.
Ce « capitalisme darwinien » s’illustre, à l’image, par une brillante réutilisation des outils de la finance : bourse temporelle qui détermine les équilibres horlogers, Gardiens du Temps payés pour traquer les failles du système, gangs de Minute Men qui dérobent leur temps aux plus faibles, et possibilité de jouer son chrono dans des exercices qui s’apparentent à des bras de fer mortellement dangereux. Jouant le rôle du parvenu, Salas, bénéficiaire inattendu d’un héritage d’une centaine d’années, observe cyniquement la bagatelle des aristocrates auprès desquels il tente de s’immiscer. Peu habitué au mode de vie des riches, il se laisse aisément reconnaître parce qu’il vit à toute vitesse, contrairement aux plus heureux qui, eux, prennent tout leur temps. C’est ce rythme décalé qui le fait remarquer de Sylvia Weis, fille d’un richissime propriétaire de banques de change désireuse de mériter le temps qui lui est donné, plutôt que de se résigner à l’accepter comme un fait. Ensemble, comme dans tous les films de Niccol, ces deux personnages s’évertuent à combattre le fatalisme du système qui les a fait naître et qui les garde prisonniers de ses propres limites. Un système n’est-il pas fait pour être contourné ?
« Time Out » met en exergue, outre l’obsession du temps qui passe et qu’il faut sans cesse renouveler, celle de la jeunesse à tout prix. Niccol met en scène un monde où les photos des magazines de mode sont devenues réalité, où la jeunesse éternelle n’est plus un songe. Dans certaines légendes populaires, on boit le sang des autres pour vivre des siècles durant ; ici, on tue à grande échelle, en manipulant les cordons de la bourse du temps, produisant de l’inflation pour assassiner indirectement des citoyens lorsqu’il y a trop de minutes en circulation. Cette idée fixe permet au réalisateur de croiser son scénario avec des références classiques du genre – les time codes rappellent les cristaux insérés dans les paumes des jeunes gens de « L’Âge de cristal » de Michael Anderson, le personnage du richissime nihiliste rappelle les Immortels apathiques de « Zardoz » de John Boorman – tout en illustrant son propos par des échos personnels, comme par un bref caméo de Rachel Roberts, l’actrice de « Simone », en exemple affiché de la beauté artificielle de cet univers. Le cinéma de Niccol ressemble de plus en plus à cette femme factice, extraite d’une imagination fertile : il montre toujours une forme de perfection froide que l’exercice de l’abnégation et de la volonté permet de briser.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteurBANDE ANNONCE
COMMENTAIRES
Moi-même
mercredi 10 juillet - 6h26
C'est comme ça la vie