LA TÊTE AILLEURS
L’homme qui voulut voyager
Croupier dans un petit casino du bord de mer, Patrick Perrin a un rêve : il veut tout quitter pour partir à l’étranger, le plus longtemps possible. Aussi veut-il bien préparer son voyage : achat d’une petite valise rouge, d’un couteau de défense, et de tous les autres objets qui s’accumulent en vue du futur départ. Mais les mois, les années passent et Patrick ne part pas encore…
Pour son premier long-métrage, le réalisateur Frédéric Pelle a choisi d’adapter un roman de Laurent Graff, Voyage, voyages, en travaillant à quatre mains avec le romancier. Sur un sujet a priori peu cinématographique, Pelle développe une fiction minimaliste mais particulièrement touchante, en peignant le portrait tout en creux d’un personnage marginal. Patrick Perrin n’est pas exactement un asocial : il est aimé dans son travail, apprécié de ses collègues, invité régulièrement chez son hâbleur de voisin, en relation avec une femme mariée… Pas asocial, donc, mais secret et peu bavard. Chaque mot qui sort de sa bouche a son importance, chacun de ses gestes tend vers un but précis, et lorsqu’il annonce autour de lui qu’il s’apprête à partir loin d’ici, avec dans la tête l’idée de faire au moins un tour du monde, personne n’a de raison de ne pas le croire. En fait, personne ne s’occupe vraiment de lui et tout le monde l’écoute sans tout à fait l’entendre : ses amis préfèrent parler d’eux-mêmes. Perrin s’est donc édifié une carapace d’indifférence qui revêt parfois des airs de mépris, mais qui dissimule en réalité une subtile bonté d’âme.
Plutôt que de traiter son Perrin d’une façon excessivement positive ou négative, Frédéric Pelle préfère le faire « rebondir » sur les caractères de ceux qui croisent sa route, faisant de son protagoniste le reflet – enthousiasmant – des autres. « La Tête ailleurs » n’est donc pas seulement le récit d’un homme quelconque appelé Perrin, c’est d’abord le tracé de perspectives qui s’ouvrent et se déploient à partir de Perrin comme socle commun. Ainsi, la serveuse d’un restaurant asiatique entretient avec lui une relation erratique mais douce, ses collègues du casino lui racontent leur vie mouvementée, son rigolard voisin du dessus l’invite régulièrement à trinquer pour évoquer la petite voisine du dessous, une jeune fille perdue sur le chemin de la banquise s’arrête un instant pour bivouaquer chez lui, jusqu’à un fils caché qui resurgit en guise d’aimable conclusion. A mesure que le film se déroule, Perrin acquiert progressivement son statut de personnage central et indispensable au bon fonctionnement du système monde – car la Terre ne tourne rond, serait-on tenté de dire, que grâce aux naïfs qui la parcourent incessamment en rêve et lui donnent son élan.
Incapable de réaliser sa propre ambition de voyage, pour des raisons insaisissables, Perrin est moins le voyageur du film que l’inspirateur des périples réels et imaginaires de ses contemporains, parce qu’il les pousse indirectement vers leurs rêves ; ainsi lorsqu’il donne des renseignements sur les saisons des pluies aux Antilles ou sur les devises utilisables au Brésil à un homme qui se renseigne à l’agence de voyages, des détails glanés durant ses lectures de guides touristiques. C’est que le personnage est comme soumis à un inexorable principe d’inertie, résistant mystérieusement à cette accélération des événements qui modifie petit à petit son entourage, parfois jusqu’à l’absurde – pendant que lui rejette plus que tous les attaches familiales et amoureuses, son ami et collègue a le temps de se marier plusieurs fois. Assis dans son train-train existentiel, Perrin est convaincu que le véhicule va finir par se mettre en marche, alors que c’est indubitablement le paysage qui défile à toute vitesse quand lui reste immobile.
Le leitmotiv le plus beau de « La Tête ailleurs » s’illustre dans cette valise rouge qui orne un coin de l’appartement et que Perrin remplit lentement, tandis que les autres ne cessent de vider leur sac. Cet humble bagage l’accompagnera jusqu’au bout en guise de testament, offrant de lui une bien meilleure image que ne le font les pages de ce carnet couvertes des récits de ses journées répétitives. La perspective du film n’est pas pour autant mélancolique, car Frédéric Pelle émaille son film de scènes humoristiques et de bons mots, signalant par là que si le corps ne se déplace pas – Perrin est essentiellement statique dans sa démarche comme dans son travail – c’est bien ce qu’il y a dans la tête qui importe.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur