TEHACHAPI
Paradoxal système
En octobre 2019, l’artiste JR obtient l’autorisation exceptionnelle d’intervenir dans l’une des prisons de haute sécurité les plus dangereuses de Californie : Tehachapi. Confronté à des détenus qui purgent des peines de prison à perpétuité pour des crimes commis alors qu’ils n’étaient que mineurs, il lance alors un nouveau projet de fresque afin de rassembler les portraits et les histoires de ces hommes, sur fond d’espoir et de rédemption…
Il y a toujours eu quelque chose d’assez problématique dans le paradoxe qui entourait jusqu’ici JR et sa démarche artistique. Il faut en l’occurrence remonter à la sortie de "Women are heroes" en janvier 2011 pour en prendre le pouls. Au-delà d’un artisanat plastique à l’indiscutable impact visuel et d’une démarche ô combien défendable (donner un visage aux quartiers des « oubliés » de la planète en placardant de gigantesques portraits sur leurs façades), le fait que le bonhomme soit lui-même réalisateur de documentaires centrés sur son propre travail avait alors tendance à le sentir désireux d’utiliser le 7ème Art à des fins de clip auto-promotionnel, tel un making-of sensé garantir l’origine 100% authentique des populations pauvres qui passaient devant son téléobjectif. D’autant que ce parti pris consistant à demander à des femmes du Tiers-Monde de gonfler les joues devant un appareil photo avant d’aller placarder leurs portraits grimaçants sur les façades des bidonvilles du monde entier avait quelque chose de très ambigu en soi : l’impact visuel de l’œuvre peinait à aller de pair avec l’âme même du projet, à savoir rendre compte du combat des femmes dans le monde (seuls quelques poncifs ressortaient alors pour appuyer le propos). Six ans plus tard, voir JR entamer un petit bout de chemin avec Agnès Varda par le biais du documentaire "Visages, Villages" n’avait fait qu’enfoncer le clou, la plasticienne franco-belge ayant déjà fait montre dans "Les Plages d’Agnès" d’une désagréable propension à tout ramener à sa personne sous prétexte de mettre en avant ceux et celles qui ont marqué son parcours. De ce fait, le tandem ne manquait pas de faire passer les régions rurales de France pour une simple toile de fond et non pour un sujet d’observation. Encore et toujours ce souci du documentariste qui tend trop à se positionner comme épicentre opportuniste d’un projet au lieu de se borner à garder la place modeste qui devrait être la sienne.
"Tehachapi" change-t-il la donne ? Oui et non. D’entrée, la voix off de JR ne perd pas de temps à ressasser la démarche de son propre travail, son obsession à voyager pour rassembler les gens, sa conviction absolue dans la portée libératrice et universelle de l’art, et autres tautologies du même acabit. Partant du même principe que celui mis en place par Emmanuel Courcol dans "Un triomphe" (la rédemption en milieu carcéral par le biais de l’art), JR se chope alors une autorisation inédite d’aller braquer son objectif dans tous les recoins d’une prison américaine de sécurité maximale, isolée en plein désert avec des détenus condamnés à perpétuité (gangsters, récidivistes, suprémacistes blancs). Or, quand bien même le panel de prisonniers sélectionnés pour son projet de fresque est lié à une démarche de réinsertion, on est parfois tenté de crier à l’angélisme abusif, tant les premiers contacts s’avèrent totalement cordiaux, les échanges on ne peut plus constructifs, le projet assimilé et célébré par tous, et tout cela sans un regard de travers ni même une insulte ou un pétage de plomb. A quelques exceptions près (dont le cadrage d’une flaque de sang séché sur un terrain de basket), c’est tout juste si ce décor carcéral, censé en principe susciter tension et appréhension à chaque coin d’espace visité, ne passerait pas pour le monde des Bisounours. Et les gardiens de prison, alors ? Juste de vagues silhouettes qui restent immobiles sur l’arrière-plan et qui regardent tout cela d’un air vague.
Ce qui change la donne dans le meilleur sens du terme, c’est précisément la mise en retrait progressive de JR vis-à-vis du processus artistique qu’il met alors en place. Loin de traiter les prisonniers comme des satellites assujettis à son propre travail, il ne cesse au contraire de les faire occuper le premier plan, d’encourager leur confession face caméra en restant lui-même hors-champ. Cela permet au film de se libérer le plus possible des contingences du making-of pour au contraire aller au plus près de l’âme des sujets filmés, qui plus est avec des choix esthétiques qui paraissent dès lors très justifiés. Le choix très déstabilisant du format Scope et de l’iPhone pour embellir à l’écran l’impact d’une œuvre connue pour son gigantisme en termes d’échelle trouve ici sa plus belle justification, notamment au détour de ce long plan-séquence qui parcourt l’horizontalité de la fresque de JR, cadrant ainsi plein pot les portraits des détenus photographiés avec en off une parole émouvante qui s’exprime sur une durée pour le coup conséquente, et ce vite suivi de la réaction de leurs familles devant ces confessions. L’émotion se fait alors juste, franche, sans un gramme de pathos. Afin d’éviter un potentiel éparpillement de son regard, JR va même jusqu’à se focaliser sur un détenu en particulier : Kevin Walsh, ex-skinhead dont il tire un portrait photographique empreint de dualité, et dont il filme la démarche rédemptrice avec la distance requise au point d’en faire autant le protagoniste de son récit qu’un paradoxe à magnifier face caméra. A lui seul, cet individu emporte le film, à l’image de ce sensoriel et sublime plan final qui symbolise la possibilité d’affronter les vagues du destin et de foncer droit vers la lumière.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur