SOURCE CODE
A eux de vous faire préférer le train
« Source Code » est un film sur l’instabilité. On est « un peu » dans un train, mais pas très longtemps (huit minutes à chaque fois). On est « un peu » dans la peau d’un personnage, avant de découvrir qu’il en est un autre. On est « un peu » dans un caisson isolé avec Colter Stevens, avant que l’espace réduit ne révèle sa vraie nature. On est « un peu » dans la science-fiction (le procédé expérimental), le polar (le terroriste en goguette), la romance (le garçon embrassera-t-il la fille ?), le drame humain (la mort, répétée et inéluctable, des passagers du train) et le sous-texte politique (Stevens / Jack Gyllenhaal est un soldat américain envoyé en Afghanistan). « Un peu », et jamais complètement. Le spectateur est transbordé d’un genre et d’un thème à l’autre comme un train changeant d’aiguillage. Les possibilités scénaristiques se déclinent sur le principe du wagon et de la place attitrée : chaque siège, avec son passager, offre une histoire différente ; chaque voiture du train ouvre sur de nouvelles perspectives, plus ou moins prometteuses. A ce petit jeu de l’anamorphose – la stabilité illusoire de la réalité n’est que la conséquence de l’adoption d’un certain point de vue, et non d’une vue d’ensemble – spectateur et héros du récit sont copains comme cochons : Colter Stevens se réveillant avec surprise dans un endroit dont il ne maîtrise pas encore les codes, c’est un spectateur étonné découvrant les premières images d’un film. A ceci près que le spectateur, lui, est consentant, tandis que Colter aurait bien aimé être ailleurs.
Continuons de filer la métaphore : l’habile scénario que doit suivre Stevens est à l’image de celui que Ben Ripley offre au spectateur, c’est-à-dire redoutable de mystère et d’efficacité. Après l’explosion du train, le personnage s’éveille une nouvelle fois, prisonnier d’une capsule façon space opera, avec pour seul moyen de communication un écran vidéo relié à une salle de contrôle, et pour seule communicante une jolie femme laconique à souhait (Vera Farmiga, que l’on aime quoi qu’il advienne, silencieuse ou bavarde). Des explications ? Ne rêvons pas. Il est trop tôt encore. L’annonce de la mission est succincte au possible : un train a explosé ce matin, il faut repérer la bombe et trouver le terroriste pour en fournir une description détaillée. En moins de deux, Stevens est renvoyé dans la peau du même passager, à huit minutes de l’atroce mort. La plaisanterie se reproduit tant et tant qu’on en viendrait à remettre en cause le discours bazinien sur la singularité de la mort et l’impossibilité du cinéma de la rendre dans son insaisissable brièveté. La dernière fois qu’un héros de cinéma est décédé de tant de décès, c’était dans « Un jour sans fin » d’Harold Ramis, et Bill Murray n’avait pas le tiers de l’acharnement dont fait preuve ici le GI Stevens. Un bon soldat serait-il désormais un soldat qui meurt autant de fois que nécessaire ? (Voilà un film qui pourrait donner des idées à l’Oncle Sam pour ses futures expérimentations).
Pour répondre au scénario casse-tête concocté par Ripley, Duncan Jones (talentueux rejeton de David Bowie) a la bonne idée d’enchâsser les récits à la manière des poupées russes, mélangeant songe, réalité et voyage dans le temps, déployant l’univers autour de son personnage pour lui offrir progressivement de nouvelles perspectives. Toujours soucieux de garder une longueur d’avance sur le spectateur, dans la pure tradition du metteur en scène-illusionniste, Jones n’hésite jamais à franchir les bornes qu’il s’est lui-même imposées : au passé, Stevens quitte le train lors de son seul arrêt, en quête du terroriste ; au présent, il repousse les limites de son étrange capsule, transformant le décor en une paroi de pâte modelable à l’envi (et là, on pense évidemment à « Inception » et au travail de Nolan sur la distorsion des espaces). Il n’est donc pas étonnant de constater que Stevens quitte jusqu’au strict cadre du scénario auquel on le croit assujetti, ébranlant durablement notre croyance en un récit dont les protagonistes seraient prisonniers.
A certains égards, Stevens rappelle le James Cole (Bruce Willis) de « L’Armée des douze singes » de Terry Gilliam : un pauvre hère qui n’a rien demandé à personne et que des scientifiques cyniques renvoient dans le passé, non pas dans le but de modifier la trajectoire temporelle (immuable, selon ces farouches partisans d’Héraclite) mais pour démêler l’écheveau d’une situation complexe, histoire d’agir sur le présent. On se souvient que, chez Gilliam, Cole devait trouver la source du virus génocidaire pour mieux en contrôler les effets dans le futur – son présent. Pareillement, Stevens a pour mission de mieux connaître hier pour reconnaître aujourd’hui. Là où « Source Code » montre continuellement qu’il est plus malin qu’il n’en a l’air, c’est précisément dans sa façon de tisser les rapports humains à partir de la vision soldatesque de Stevens – vision largement troublée par Christina, sa co-passagère (Michelle Monaghan). L’univers du personnage, cantonné auparavant à sa seule dimension (la guerre, l’obéissance) éclate et se divise pour suivre de multiples trajectoires (Christina et la romance promise, son père, la femme mystérieuse à travers l’écran, chaque passager du train) et explorer des possibilités infinies.
Étrangement, Jones choisit d’offrir à son personnage une voie que Gilliam interdisait au sien, lorsqu’il l’enfermait dans une boucle allant de l’enfance à la mort : il lui accorde sa liberté temporelle, quitte à remettre en cause la structure même de cette réalité patiemment bâtie. « Source Code » a beau n’être que son second film (après « Moon »), Duncan Jones prouve déjà qu’il est un cinéaste humaniste : ses héros sont hommes avant que d’être des marionnettes scénaristiques.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur