THE SOCIAL NETWORK
Réseau psychosocial
Un soir d’automne 2003, sur le campus d’Harvard, Mark Zuckerberg pirate le serveur interne et invente un site qui permet de comparer les étudiantes, une façon de se venger de la fille qui vient de le plaquer. C’est à cette occasion que germe l’idée de ce qui deviendra plus tard Facebook, sur les ruines d’une relation brisée et les fondations d’une frustration grandissante…
David Fincher a l’habitude de soigner particulièrement ses entrées en matière, mieux vaut donc ne pas arriver en retard à la projection de « The Social Network ». Dans l’ambiance feutrée d’un bar étudiant, Mark Zuckerberg et Erica Albright dialoguent ; le personnage principal de ce faux biopic et la future ex-petite amie. Ils parlent vite, la conversation fuse à propos de ces clubs hyper sélects qu’idolâtrent les étudiants américains. La scène est d’une banalité surprenante, filmée en une suite de champs-contrechamps. Le texte est difficile à suivre, le langage hermétique. Aux questions posées par Erica, Mark répond en décalage, de telle façon qu’il semble toujours avoir sur elle une longueur d’avance. La vivacité de sa logorrhée fait écho au bouillonnement brûlant de son esprit. Elle finit par rompre avec lui, avant de quitter le bar, non sans ajouter qu’il se donne l’image d’un nerd pour dissimuler son caractère de sale con. Le raisonnement est juste, à un point dont elle ne peut se douter : Zuckerberg construira Facebook comme on se fabrique un costume de scène, pour ne pas avoir à affronter directement le regard du public… Et pour dissimuler ses émotions les moins avouables : obsession et frustration.
Si le projet de Fincher d’adapter le livre de Ben Mezrich sur Zuckerberg pouvait sembler surprenant, une fois le film vu et digéré, l’on comprend qu’il s’est moins intéressé au produit Facebook qu’à la personnalité ambivalente de son créateur et à l’environnement qui a favorisé son éclosion. Pour cela, il faut souligner le travail conséquent d’Aaron Sorkin (créateur de la série « A la Maison Blanche »), qui s’est pour l’occasion métamorphosé en enquêteur afin de pondre un scénario parfaitement ciselé, véritable caviar pour le réalisateur de « Zodiac ». Nous sommes ici plus proches de « Citizen Kane » que du classique et larmoyant biopic hollywoodien ; scénariste et metteur en scène y prétendent cerner la personnalité d’un jeune homme qui, à 23 ans, développa un concept réunissant aujourd’hui, dans le monde entier, environ 500 millions d’utilisateurs totalement interconnectés entre eux ; un jeune homme qui, au même âge, devint le plus jeune milliardaire de l’histoire.
Devant ces chiffres effarants, l’idée géniale de Sorkin et de Fincher consiste à confronter constamment la solitude de Zuckerberg au déploiement incontrôlable de sa création, à mettre en parallèle son infranchissable individualité avec l’expansion sociale de son outil. Ainsi, plus l’intrigue progresse, plus Facebook s’étire et se diffuse, plus Zuckerberg se trouve entouré, et plus il se voit isolé dans le cadre, de plus en plus net à mesure que le monde devient flou (Fincher multiplie les plans de Jesse Eisenberg au premier plan en courte focale, transformant l’arrière-plan en décor vaporeux), de plus en plus renfermé quand la foule grandit autour de lui. Mais ce n’est pas tout. Les principes les plus simples étant les plus efficaces, l’intrigue dans son entier – fondation du site, collaborations, expansion aux autres pays, développement économique – se referme autour d’une émotion primaire, la frustration, et d’une figure première: Erica.
Car Facebook naît avant tout d’une obsession, elle-même générée par l’absence et le manque. Facebook se donne comme une riposte disproportionnée à l’attaque frontale de l’ex-petite amie toujours désirée. Dans une séquence hallucinante, filmée comme la préparation d’un casse de banque, Mark, de retour dans sa chambre d’étudiant, l’esprit encore embrouillé par la rupture, crée en quelques heures un site permettant de comparer les photos des filles de tout Harvard, récupérées à la suite d’un brillant piratage, tout en sifflant des bouteilles de bière et en remplissant son blog à côté. En parallèle, Fincher monte les images d’une soirée sélect organisée par le final club Phoenix : un bus entier de filles superbes débarque dans un lieu secret pour boire, fumer, jouer aux cartes, et se trémousser sur les tables. D’un côté, quelques garçons un peu solitaires et très nerds, picolant des mauvaises bières, rêvant devant les images de jolies pépées devant leur écran d’ordinateur ; de l’autre, une soirée mondaine réunissant la crème de l’université, des alcools forts et chers, et de vraies filles qui s’amusent. Ou comment représenter, avec malice, l’affrontement social entre deux mondes que tout oppose – Zuckerberg VS the World. La compétition est lancée entre ces deux dimensions. Et l’essentiel est toujours de passer le premier la ligne d’arrivée, de faire fructifier ce décalage qui permet au petit génie d’avoir un temps d’avance sur ses adversaires.
L’une des forces primordiales du film est de rendre poreuse cette frontière, posée comme postulat, qui divise le monde réel de celui des réseaux sociaux. Dans son expansion, Facebook fonctionne sur un mode viral, engrangeant de plus en plus de « victimes » dans de plus en plus de pays. On comprend bientôt que même les plus réfractaires à Facebook et à Zuckerberg finiront par se plier à sa domination. D’une séquence de compétition d’aviron à laquelle participent les frères Winklevoss, située en Angleterre, Fincher tire un suspense visuel prodigieux qui a pour effet de dissimuler le véritable sous-texte de la séquence, à savoir le message inconscient envoyé par Zuckerberg à ceux qui l’accusent – à raison sans doute – de leur avoir volé le principe du site : « Votre monde est en passe d’être dévoré par le mien ». Il se trouve que toute la course a été filmée et publiée par des utilisateurs de Facebook, à l’insu des principaux intéressés ; que le réseau les a même devancés en Grande-Bretagne, quand ils pensaient qu’il se limitait au territoire des écoles américaines ; et que, de façon ostensible, Fincher insère en début de séquence une grossière maquette du lieu de la bataille navale, comme s’il voulait nous dire que la réalité des Winklevoss est d’ores et déjà un simulacre de réalité.
Le personnage de Zuckerberg est pris lui-même dans cette confusion entre réalité et fiction. Le jeu tout en nuances de Jesse Eisenberg – plus que parfait – le fait voguer entre autisme et charisme, faisant de lui un être à la fois fascinant et totalement asocial. Un garçon perdu qui se fabrique une image de nerd pour éviter de passer pour un sale con (dixit Erica), puis une image de sale con pour n’être pas un nerd (dixit l’assistante juridique en toute fin de film). De quoi est composé exactement le portrait de Zuckerberg ? N’est-il pas à l’image de l’affiche fabriquée pour le film, réalisée à partir de plusieurs milliers de photos d’usagers de Facebook – une image à la fois cohérente et éclatée ? Fincher choisit de définir son protagoniste en réunissant, in fine, les deux éléments les plus obsédants de son monde : Erica et Facebook, bouclant ainsi la boucle. Le dernier plan montre Zuckerberg, qui vient d’envoyer à la jeune femme une demande d’ami, rafraîchir sa page encore et encore, dans l’attente que sa « facebookisation » totale d’Erica soit réussie. La nôtre, en tout cas, a fonctionné à 100%.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur