SANS FRAPPER
Passer du témoignage isolé au récit choral
À l’âge de 19 ans, Ada accepte de dîner avec l’ex d’une amie. Elle consent à un baiser puis tout s’enchaîne. Manquant d’expérience sexuelle, elle ne prend pas conscience que cet homme la viole et il lui faudra des années pour trouver les mots…
Dans la société en général et au cinéma en particulier, le viol reste l’une des questions les plus taboues et les plus compliquées à aborder, malgré de grandes avancées récentes en termes de libération de la parole. "Sans frapper" est un film rare et indispensable, car sa réalisatrice, Alexe Poukine, s’empare du sujet avec douceur et inventivité pour lui donner une résonance inédite et pour déconstruire les idées reçues.
Tout comme Étienne Chaillou et Mathias Théry ("La Sociologue et l’Ourson", "La Cravate"), Alexe Poukine réinvente le documentaire et notamment le film d’entretien. Elle opte pour un dispositif en apparence artificiel mais qui n'empêche en rien la sincérité des propos, bien au contraire. Le texte écrit par Ada Leiris à propos de son expérience personnelle du viol est ainsi interprété par un grand nombre de femmes très différentes les unes des autres (diversité d’âges, d’origines, de couleurs de peau…) mais aussi par deux hommes (l’un hétéro, l’autre homo).
Cette mise en scène surprend (on peut croire initialement que la première qui apparaît à l’écran, Conchita Paz, est Ada elle-même, alors que celle-ci n’est jamais filmée) et cela déstabilise d’autant plus qu’Alexe Poukine complexifie son dispositif en incluant dans son montage des prises ratées ou des scènes de répétitions (le texte étant parfois prononcé plusieurs fois, ce qui peut entrer en écho avec le ressassement d’un traumatisme) mais aussi en laissant les interprètes s’exprimer sur leurs ressentis ou sur leur vécu personnel, brouillant donc les frontières entre authenticité et appropriation de l’histoire d’autrui. Il est quelquefois ardu de savoir quand il s’agit d’un témoignage direct ou d’une réinterprétation de celui d’Ada, ce qui provoque régulièrement une envie de savoir précisément qui a vécu quoi. Mais en y réfléchissant, il apparaît que cela n'apporterait rien à nous, public, et que cette curiosité tient même d’une sorte de voyeurisme malsain. Or, dans ce documentaire hors norme, l'essentiel est dans ce qui est dit sur le viol ainsi que dans la diversité des approches et des réflexions.
Ce faisant, "Sans frapper" tisse une toile où les récits s'entremêlent, rendant ainsi universelle cette question du viol, au point que chacun-e se sent concerné-e. « Il y a donc un nous », comme le dit un moment le texte. Et ce « nous » devient encore plus vaste que la sororité souvent mise en avant à ce sujet. Au fil de ce véritable kaléidoscope filmique, il est possible d'avoir l'impression que tout le monde est plus ou moins victime de la culture du viol, ou a minima imprégné par celle-ci. On se rend compte surtout que le viol est souvent plus pernicieux que le cliché du monstre agresseur (même s’il existe) et que, si ses limites peuvent paraître confuses de l'extérieur, le ressenti et la parole des victimes doivent primer.
Sans tabou et sans jugement, ce documentaire pose la question des zones grises et des limites floues entourant la définition du viol, exposant la difficile et douloureuse prise de conscience qu’il s’agit bien d’un viol pour un événement donné, évidemment du point de vue des victimes (entre déni, honte, culpabilité et stress post-traumatique) mais aussi pour certains agresseurs. C’est aussi à ce propos que "Sans frapper" est vertigineux car plusieurs passages conduisent à questionner nos propres comportements et à penser que n’importe qui peut être coupable de viol. Trois scènes sont particulièrement frappantes : celle où l’homme hétéro tente, avec beaucoup de gêne, de relire son propre passé en se demandant s’il n’a pas été violeur sans le vouloir ; celle où l’on comprend qu’une intervenante a été violée par une femme ; et celle où Maxime Maes, travailleur du sexe homosexuel, avoue, avec honte et dégoût, qu’il a, sous l’emprise de la drogue, violé son partenaire. Pour compléter le film lui-même, on peut citer ces propos de la réalisatrice dans le dossier de presse : « La plupart de mes amis garçons […] m’ont dit que si ce qu’Ada décrivait comme un viol, alors ils étaient eux-mêmes des violeurs ».
On peut sortir de la projection avec un sentiment dominant d’effroi, en se disant que le viol est partout, mais "Sans frapper" n’est pas aussi sombre qu’il n’y paraît, car il invite aussi à l’examen de conscience, à l’humilité, à l’écoute, à l’empathie, à la solidarité. Et il s’agit évidemment d’un plaidoyer pour des relations non violentes (sans frapper) et respectueuses du consentement mutuel (on n’entre pas sans frapper).
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur