REMINISCENCE
Le grand sommeil du pauvre
Dans un futur proche où le changement climatique a fait monter le niveau des océans, l’enquêteur privé Nick Bannister et son associée Watts offrent à des clients l’occasion de revivre leurs précieux souvenirs issus de leur inconscient. Mais leur dernière cliente, dont Nick tombe éperdument amoureux, finit par disparaître sans explication… avant de réapparaître dans les souvenirs d’un gangster que la police essaie d’interroger. Qui est cette femme ? Nick va devoir trouver la vérité en naviguant à travers ses propres réminiscences, dans un Miami toujours plus submergé par les flots…
Là, pour le coup, c’est moins un rôle de critique que de médecin que l’on va embrasser. D’abord parce qu’il est question d’un blockbuster pété de thunes qui, faute d’un public américain un tant soit peu motivé à se déplacer en salles pour bouffer autre chose que du burger marvellisé, débarque chez nous avec une aura de méga-bide déficitaire qui va en faire baver à la Warner – et le résultat ne le méritait certainement pas. Ensuite parce que les nombreuses imperfections du premier film de Lisa Joy (co-créatrice de la série "Westworld" avec son compagnon Jonathan Nolan) ont beaucoup de mal à faire oublier l’intelligence de la démarche et la grande beauté du filmage. "Réminscence" a donc cela de paradoxal qu’il finit par rejoindre lui-même son propre sujet, nous forçant à investir cette histoire de souvenirs enfouis pour y dénicher les réminiscences d’une grande rêverie SF à défaut d’une œuvre un tant soit peu mémorable.
Commençons par signaler que le film donne d’abord l’impression de réciter un à un les conventions du polar high-tech post-"Total Recall". Son futur altéré par le changement climatique et donnant vie à un Miami submergé par les flots acte la dimension sérieuse du projet tout en offrant de belles images dans lesquelles s’immerger. Sa narration duplice qui confond le temps réel et les souvenirs visités démontre la faculté de Lisa Joy à épouser son sujet par la seule force de la mise en scène. Ses acteurs s’impliquent pour crédibiliser les dilemmes moraux de leurs personnages tourmentés autant que les péripéties physiques – la liste est longue, d’un Hugh Jackman ivre de mélancolie jusqu’à un Cliff Curtis saturé de pourriture. Et pour finir, le couplage de tout ceci avec des ingrédients issus de la grande époque du film noir hollywoodien, entre une femme fatale difficile à cerner et une voix off introspective à la sauce Philip Marlowe, réussit le petit exploit de creuser l’idée de nostalgie non pas comme un outil de remplissage narratif mais comme une thématique à part entière… Rien qu’avec tout ça, la promesse d’un grand film réflexif exhibe ses plus beaux atouts. Hélas, tout ceci ne représente que l’exécution théorique de la chose. C’est sa mise en pratique qui suffit à en changer le visage.
Sans que l’on arrive à déterminer si elle avait visé trop large ou pas assez, Lisa Joy échoue en tout cas à offrir à son scénario autre chose qu’une exécution mécanique de ses enjeux vertigineux. Dès qu’une très belle idée de mise en scène surgit à l’écran, elle est vouée à se répéter plusieurs fois (notamment le coup classique du réveil). Dès que le héros se met à réfléchir sur ce qui lui arrive et ce qu’il risque de découvrir, l’ensemble vire à la paraphrase appuyée d’un scénario qui aurait davantage gagné à conserver bon nombre de zones d’ombre, ne serait-ce que pour inviter son spectateur à déceler lui-même la vérité derrière les réminiscences de tel ou tel personnage (la phrase-leitmotiv du film : « Pour voyager dans votre mémoire, il vous suffit de suivre ma voix »). Dès que le scénario superpose encore à son puzzle polardeux une approche de la lutte des classes, le récit retombe hélas dans les mêmes travers que le très neuneu "Elysium" de Neill Blomkamp. De ce fait, "Réminiscence" n’offre à son spectateur qu’un confort de lecture très cosy, une sorte de voyage rétro-macro-futuriste qui se cale sur des rails précis pour ne jamais en dévier, bref un récit qui incite moins à l’activité qu’à la passivité.
D’aucuns pourraient dire que le film n’en serait alors que plus cohérent, d’abord en raison de son parti pris central (un héros visualise des souvenirs pour y dénicher une vérité), ensuite par rapport à sa toile de fond sur un futur proche au bord de l’engloutissement (donc où tout un chacun se voit contraint de subir le temps et de le remonter pour y trouver un absolu). Mais dans la mesure où l’idée n’offre surtout qu’une production design de haute volée au détriment d’un récit troublant et troublé, il est ardu pour Lisa Joy d’incarner par le montage cet engloutissement commun du corps et de l’esprit que le scénario exigeait de facto. Pour contrer le classicisme du découpage, on en vient même à jouer au travestissement de certaines scènes, comme cet échange isolé entre Thandiwe Newton et Rebecca Ferguson dont on s’amuse vite à réécrire les dialogues (du genre « Alors, comment tu t’en es sortie avec Tom Cruise dans le film "Mission Impossible" où tu as joué ? »). Pour ce qui est de divertir agréablement et de séduire les cinq sens, "Réminiscence" présente certes un joli package – on insiste là-dessus. Mais qu’il échoue à amplifier la portée réflexive et sensorielle de son concept initial justifie la (très relative) sévérité que l’on pose à son encontre – on insiste encore plus là-dessus. On aurait adoré l’adorer en tant que film. On se retrouve contraint de l’adorer à l’état de souvenir perdu.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur