PUZZLE-2
Jeux de (re)construction
Un premier long-métrage énigmatique qui en laissera plus d’un sur le bas côté, voici ce qu’est « Puzzle » (le terme espagnol, « Rompecabezas », littéralement « casse-tête », s’avère en l’occurrence bien plus juste et précis). Malgré sa courte durée – 1h28 – ce film un peu austère et sans doute trop elliptique, bâti sur des séquences qui ne durent jamais très longtemps, sera donc cause de perplexité et malheureusement d’ennui chez la plupart : peu bavard (sans être muet) et dénué d’objectif narratif explicite, « Puzzle » pousse le spectateur dans une apathie pourtant délicieuse, tout en lui triturant joyeusement l’esprit, sans lui offrir de véritable conclusion, comme en témoigne le mystérieux plan final qui voit Maria assise sur une herbe très verte et sous un ciel très bleu, simplement en train de croquer une pomme. Étrangeté d’un film qui finit ainsi par se confondre avec son motif principal qui est également le moteur de son intrigue : le fameux puzzle, le casse-tête familial par excellence.
Une fois le sobre générique de fin dissous, on se remémore une phrase a priori anodine de l’élégant Ricardo, partenaire d’entraînement de Maria : lors d’une compétition de puzzle, le modèle n’est pas visible, et il s’agit de reconstituer l’image en s’aidant uniquement des pièces éparpillées dans la boîte. Il existe certes des techniques, en premier lieu celle consistant à trier les pièces par couleurs afin de repérer la graphie générale, mais dans l’ensemble, la reconstruction du puzzle se fait à l’aveugle – ou à l’instinct, si l’on choisit d’être plus optimiste. Voilà une explication qui peut fournir une parfaite grille d’analyse, un bon schéma de construction, à ce long-métrage qui s’amuse lui aussi à nous dissimuler, pour toute la durée de la projection, l’image initiale (et finale à la fois) que la réalisatrice désire rejoindre.
Ainsi que l’explique la réalisatrice, très lucide sur son projet, toute la fabrication de l’objet-film, depuis le tournage jusqu’au travail de montage, se confond avec le tâtonnement induit par le jeu du puzzle : un metteur en scène a pour but de reconstituer, par le biais d’une édification imagée, un modèle préexistant à la production et qui n’a d’abord de réalité que dans la tête de l’artiste. La préparation du film consiste précisément à opérer une taxinomie : classement des scènes par lieux de tournage, soumission au calendrier des comédiens, aux impératifs de production, etc. Le plan d’ensemble du projet, lui, reste souvent invisible jusqu’à la fin, seulement vivant dans l’esprit du cinéaste qui mène sa barque sans boussole et sans carte dans une furieuse tempête.
D’un point de vue esthétique, le motif de puzzle se trouve dilué dans le projet même de mise en scène et de montage, tout entier dirigé vers le morcellement des corps et l’enfermement des esprits. Notons d’abord que l’instinct – celui-là même qui permet de recomposer le puzzle sans modèle – est précisément ce qui semble manquer à Maria del Carmen, mère de famille « modèle » (encore…) dont le seul plaisir est de satisfaire ceux qui l’entourent. La première séquence du film distille des moments épars de sa soirée d’anniversaire, soirée toute à sa gloire, qui ne l’empêche nullement de réaliser les tâches ménagères consensuelles, à tel point que l’on doit attendre le gâteau pour attribuer cet événement à cette femme débordée, jamais stressée – résolue, en fait. Une vie bien cadrée, bien entourée, parfaitement formatée, qui offre d’elle-même un point de vue très large, un plan d’ensemble auquel on ne peut échapper. Dans cette apathie de la femme, le puzzle signale une sortie possible vers un autre modèle.
Surtout, Natalia Smirnoff construit son film sur un enchaînement de plans rapprochés et de gros plans qui, en excluant les plans larges et d’ensemble, nous empêchent tout bonnement d’avoir un aperçu général de la situation. Ce n’est pas une société, mais une micro-société ; pas une famille, mais une promiscuité de corps trop rapprochés. Le danger est ici celui de l’étouffement, qu’il s’agit de briser, d’éparpiller. Ce phantasme est réalisé par le puzzle, espace de liberté, de choix et surtout d’indépendance : les instants de jeu sont les espaces d’une intimité retrouvée. Dans ce grand puzzle qu’est l’existence, l’absence d’un modèle préexistant est l’occasion d’une démarche individuelle et affranchie des contraintes traditionnelles : si les corps humains sont des pièces, il s’agit de tâtonner pour constater si elles s’emboîtent correctement ou non. Il faut percevoir, dans l’obsession d’abord naissante, puis écrasante de Maria, sa volonté profonde de faire éclater le modèle social auquel elle se soumet sans doute depuis toujours, et de trouver dans le mensonge (ne pas dire à son mari ce qu’elle fait), dans l’omission (oublier d’acheter le fromage de monsieur), puis dans l’adultère les voies qui mènent au réel libre-arbitre. Une fois réalisé ce plan, c’est l’image elle-même qui devient modèle : d’où le plan final au point de vue d’ensemble, peut-être le seul du film.
Reste une interrogation non résolue : quid de cette assiette, brisée dans les premiers instants, reconstituée par les soins de Maria, et dont un morceau manquera toujours à l’appel ? La rupture de l’existence très géométrique de ce personnage fragile, consommée par ces quelques images, semble indiquer que le modèle, même reconstruit, même rejoint sur la fin, laissera pour toujours ce vide béant au beau milieu de l’assiette.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur