ORAY
De la toxicité de l’entre-soi
Durant une dispute avec sa femme Burcu, Oray crie à trois reprises le mot « talâq », qui signifie « répudiation ». Même s’il s’en veut immédiatement, il s’adresse à l’imam pour connaître les conséquences de cette déclaration. L’imam estime que le couple doit se séparer pendant trois mois avant de décider d’un éventuel divorce…
Au début (notamment à cause d’un simple effet de mise en scène dont on ne prend conscience que plus tard), on pourrait croire qu’Oray est la caricature du mâle dominant. Mais on découvre progressivement un personnage plus complexe, tiraillé entre ses désirs (avant tout son amour sincère pour Burcu) et sa volonté de respecter les préceptes de l’islam, à qui il estime devoir beaucoup (selon lui c’est la religion qui lui a permis de tirer un trait sur son passé de cambrioleur, après un séjour en prison). En plein dilemme après une dispute durant laquelle il a perdu pied, il fait face à ses contradictions, et il se met de nouveaux bâtons dans les roues en cherchant à régler ses problèmes ou ceux des autres, jusqu’à s'éloigner ironiquement de l'honnêteté qu'il recherche. Dépassé par ce qui lui arrive, il semble dériver petit à petit, et tout nous conduit à penser qu’il risque de replonger dans la délinquance ou de s'orienter vers le radicalisme religieux.
Dans un style qui évoque autant celui des frères Dardenne que celui de Fassbinder, Mehmet Akif Büyükatalay (dont c’est le premier long métrage) filme ses personnages au plus près, avec une esthétique brute qui tire vers le documentaire. Si certains points de la mise en scène auraient pu gagner en clarté (notamment la façon dont Oray s’intègre à un nouveau groupe quand il s’installe à Cologne), la réalisation se montre plutôt subtile et évite assez habilement les clichés. Parmi les passages les plus forts, on retiendra par exemple une scène quasi cathartique, durant laquelle Oray écoute une chanson du groupe de rock turc Duman, "Kolay Değildir" (littéralement « ce n'est pas facile »), qu'il chante à tue-tête au moment où il se sent incapable de trouver des solutions.
Mettant en parallèle plusieurs toxicités (la religion, la masculinité, la drogue…), le réalisateur montre la difficulté d’être cohérent et de trouver un équilibre entre sentiments, convictions et coutumes. L'entre-soi (qui est ici à la fois culturel, religieux et genré, dans le cadre d’une minorité majoritairement turque vivant en Allemagne) est présenté comme le principal frein à l’ouverture d’esprit. L’islam est finalement un prétexte comme un autre pour aborder la question de la communauté. Le groupe est filmé comme une sorte d’amalgame des corps dont il est difficile de s’échapper. Ironiquement, il y a chez ces hommes une proximité et une complicité qui tient presque de l’homosexualité. Inversement, Burcu est quasiment le seul personnage féminin du récit et elle est filmée comme un individu pouvant vivre indépendamment, donc plus librement qu’Oray. Ces choix de mise en scène ne doivent évidemment rien au hasard.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur