ONCLE BOONMEE (CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES)
Une fable onirique sur la réincarnation
Salué dans les festivals les plus prestigieux, Apichatpong Weerasethakul est considéré comme le cinéaste thaïlandais le plus talentueux de sa génération. Depuis une dizaine d’années, il réalise des films indépendants à la limite de la création artistique et expérimentale, qui évoquent la mémoire collective et traitent de façon subtile des sujets politiques et sociaux. Son approche, unique en son genre, l’élève au rang des cinéastes “conceptuels”, ce qui, phénomène étonnant, ne l’empêche pas de connaître aussi un certain succès auprès du public. En 2008, Weerasethakul se lance dans le projet Primitive, une installation vidéo dédiée aux souvenirs du nord-est de la Thaïlande, dans laquelle s’intègre un court-métrage intitulé “A letter to Uncle Boonmee”. C’est le point de départ de son dernier film, “ Oncle Boonmee celui qui se souvient de ses vies antérieures”, palme d'or du Festival de Cannes 2010.
Autant le dire tout de suite : le film ne se livre pas facilement à la compréhension immédiate et intuitive, comme d'ailleurs l’ensemble de l'œuvre du cinéaste. Car si les thèmes des croyances et de la réincarnation sont clairement palpables (et même exprimés dans le titre), l’apparition de fantômes et l’insertion de récits fantastiques, le tout mis en scène de façon assez primitive, peuvent déstabiliser. Alternant les plans de pure contemplation, où la quiétude des derniers jours se fait sentir, les phénomènes surnaturels qui se passent de fioritures (cf. l’homme-singe aux yeux rouges) et les scènes de dialogues entre l’oncle Boonmee et les membres de sa famille, imprégnées de patience et de douceur, Weerasethakul laisse une grande marge de manoeuvre au spectateur, qui est livré à lui-même, et libre de se laisser happer par l’atmosphère mystique du film.
Partageant sa croyance en la réincarnation et les esprits errant, Apichatpong Weerasethakul pose en outre un regard faussement distant sur la situation politique de son pays. Évocations détournées de la traque des communistes par l’oncle Boonmee, images de défilés militaires à la télévision, allusion au pouvoir hypnotique des médias... A travers les derniers jours de l’oncle Boonmee, c’est aussi le portrait d’un pays rongé par la montée du nationalisme qui est dressé. Un pays où la spiritualité s’impose comme nécessaire à la survie, à travers le bouddhisme ou le repli introspectif.
Malgré son formalisme (faussement) rudimentaire et sa narration elliptique, “ Oncle Boonmee... ” ouvre la voie d’un voyage initiatique fascinant, empreint d’une grande douceur. Et bien que largement codifié, le film délivre une fable universelle, proposant d’embarquer qui veut bien s’abandonner et se laisser bercer par la rumeur de la jungle thaïlandaise. L’une des scènes les plus hypnotiques est celle d’une princesse, rêvée ou ayant existé dans une autre vie, qui se laisse envoûter par un poisson-chat et s’enfonce peu à peu dans les eaux de la rivière, au clair de lune (à noter un magnifique travail sur la lumière), pour le rejoindre. Elle retire un à un les apparats qui la couvrent, avant de s’abandonner totalement à l’union charnelle et spirituelle avec la créature aquatique. La scène peut faire sourire ou soupirer, mais elle dépeint à elle seule l’univers allégorique et esthétique d’Apichatpong Weerasethakul, poète et conteur des temps modernes.
Sylvia GrandgirardEnvoyer un message au rédacteur