NOTRE FLEUVE… NOTRE CIEL
« Que serait la vie sans défi ? »
Trois ans après l’intervention de l’armée américaine, la population irakienne vit dans un contexte d’occupation, au rythme des violences et des couvre-feux…
La carte de Bagdad traduit dès le premier plan le morcellement qui caractérise la ville. Dans son propos comme dans sa forme chorale, ce film est la matérialisation d’une fragmentation, des cicatrices qui balafrent les gens et les lieux. L’omniprésence des barreaux aux fenêtres et des barrières en tout genre étouffe, et le motif de l’oiseau en cage complète cette symbolique.
« Je ne reconnais plus Bagdad » dit une des femmes, résumant ce qu’est ce film poignant : un ensemble de rapports intimes entre des habitants et leur pays détruit. En filmant au plus près de ses personnages, Maysoon Pachachi nous permet de percevoir d’une part l’absence d’horizon et d’autre part la multiplicité des ressentis et des questionnements. Entre corruption, embrigadement ou rêve d'exil, certains protagonistes envisagent un ailleurs tout en restant attachés à leur « ici », d’autres se demandent comment continuer à espérer, draguer, faire survivre la culture, ou comment faire triompher la justice quand la vengeance domine les esprits, avec un quotidien désormais marqué par la menace perpétuelle des enlèvements ou attentats.
Véritable kaléidoscope de la population irakienne, ce long métrage en évoque les différentes composantes : les femmes (parmi lesquelles Sara, incarnée par l’excellente Darina Al Joundi, qui a de faux airs de Hiam Abbass), la minorité chrétienne, les Syriens, l’opposition entre chiites et sunnites... Au travers des différentes trajectoires, ce film choral montre la difficulté à envisager une issue dans la spirale infernale de violence et de haine qui ronge ce pays. Si les actes en eux-mêmes ne sont jamais montrés, la brutalité est palpable et elle n’en est pas moins abominable : sons hors champ, cadavres dans la rue, traces de sang un peu partout, dialogues décrivant diverses atrocités, annonce de l’exécution de Saddam Hussein à la radio…
Constat effrayant : l’horreur peut aussi devenir habituelle car les coups de feu deviennent un son du quotidien, et parfois les gens se retournent à peine quand ils éclatent. Maysoon Pachachi traduit à l’écran l’avenir instable de son peuple : l’incertitude est dans chaque minute. Ainsi, on retiendra, parmi les meilleures séquences, celle où un chauffeur de taxi comprend qu'il transporte un kamikaze ou encore cette scène grandiose à l’intérieur d’un bus, dont les passagers entendent une fusillade qui se déclenche soudainement à proximité, évènement qui provoque un dialogue à l’humour cathartique et une complicité fugace entre étrangers.
C’est là aussi la grande force vitale de ce film : si le tragique est omniprésent, quelques respirations humoristiques rendent l’étouffement plus digeste (comme quand un homme, les bras chargés, tape le portail du pied), et certains personnages tentent de garder le sourire, voire la joie de vivre, malgré leur quotidien pesant. Ainsi, la réalisatrice parvient malgré tout à filmer la beauté qui survit par petites touches, peut-être pour se persuader que l'espoir ne meurt jamais totalement. Après le plan final, se pose d’ailleurs une question : peut-il y avoir du calme après la tempête ?
PS : Avant que ce film ne soit projeté publiquement, le monteur Alexandre Donot nous avait parlé de ce long métrage sous un ancien titre provisoire, "Another Day in Baghdad", dans le cadre d’un article sur son travail.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur