NOSTALGIE DE LA LUMIÈRE
La sérénité du cosmos
Au Chili, à trois mille mètres d’altitude, les astronomes venus du monde entier se rassemblent dans le désert d’Atacama pour observer les étoiles. Car là-bas la transparence du ciel est telle qu’elle permet de regarder jusqu’aux confins de l’univers. Mais c’est aussi un lieu où la sécheresse du sol conserve intacts les restes humains : ceux des momies, des explorateurs et des mineurs, mais aussi les ossements des prisonniers politiques de la dictature. Tandis que les astronomes scrutent les galaxies les plus éloignées en quête d’une probable vie extraterrestre, au pied des observatoires, des femmes remuent les pierres, à la recherche de leurs parents disparus…
Il est des cinéastes, qui plus est acquis à la cause du documentaire, qui ont le talent de questionner l’Histoire de leur pays au travers des moyens du cinéma, autant par souci d’effectuer un devoir de mémoire que d’utiliser l’art comme une sorte de catharsis idéale. Le réalisateur chilien Patricio Guzman est de ceux-là, et son approche est finalement assez identique à celle du cambodgien Rithy Panh : les deux hommes furent prisonniers durant la période totalitaire de leur pays (le régime de Pinochet pour l’un, la dictature de Pol Pot pour l’autre), ont choisi l’exil à Paris, et n’ont jamais cessé de fouler le terrain du documentaire politique pour revenir à leur terre d’origine. Dans les deux cas, on trouve aussi un autre avantage dans la pure pratique du documentaire : limiter autant que possible les documents d’archives pour privilégier une approche mémorielle, consistant à approfondir le sujet en compagnie de témoins directs. La surprise, ici, c’est que Guzman élève le genre à un niveau stratosphérique tout en contournant le moindre de ses codes.
Le cinéaste s’était déjà penché sur l’héritage de son pays dans sa fameuse trilogie « La Bataille du Chili » ("La mémoire obstinée" en 1996, "Le cas Pinochet" en 2001, "Salvador Allende" en 2004), mais dans le cas de "Nostalgie de la lumière", il réussit bien plus qu’un immense documentaire. Son film est avant tout un essai cinématographique à part entière, centré sur l’approche d’une situation aussi paradoxale qu’inattendue, qui prend racine dans le gigantesque désert d’Atacama. Ce désert chilien est connu pour être l’un des plus arides de la planète, mais la transparence absolue de son ciel en fait surtout un lieu privilégié pour les astronomes du monde entier. Et tandis que ceux-ci explorent le mystère céleste à l’aide de puissants télescopes, des femmes fouillent le sol à la recherche des corps de leurs parents, disparus pendant la dictature de Pinochet. Deux mouvements opposés (l’un vers le haut, l’autre vers le bas), mais un objectif identique : tutoyer le passé et quêter ses origines.
À l’instar de Michelangelo Antonioni sur "Zabriskie Point" ou de Gus Van Sant sur "Gerry", il y a ici la volonté du cinéaste d’utiliser le désert comme élément méditatif, véritable paysage mental où l’homme se confronte autant à lui-même qu’à ses propres origines. Et au travers de la détermination de ces femmes à remuer chaque pierre du désert, il y a avant tout le désir d’entretenir la mémoire, de la rendre vivante à travers cette matière rocailleuse et détentrice d’un lourd secret. Le génie de Guzman est ici de relier l’approche poétique à l’engagement politique. D’où ce montage admirable d’images cosmiques, nimbées d’une bande sonore hypnotique à souhait et striées des témoignages respectifs d’un astronome, d’un archéologue et d’un ancien prisonnier politique. Ce dernier, en racontant le sentiment d’évasion que lui procurait la contemplation des astres durant sa détention, offre d’ailleurs au film son témoignage le plus bouleversant. Et pourtant, il y en a déjà tant…
Fidèle à son processus de recherche, Guzman tisse même des liens, installe des connexions entre les entités (animées ou non), élabore des parallèles subtils, qu’il s’agisse de ces télescopes cadrés comme des vestiges du passé (le film s’ouvre d’ailleurs sur le fonctionnement de l’un d’eux), de la surface lunaire évoquant le désert terrestre, des billes d’enfant donnant l’impression de renfermer des galaxies, ou de ces grains de sable filmés comme des poussières d’étoiles. Son film est autant celui d’un enquêteur que celui d’un métaphysicien, dont les trois niveaux de lecture souhaités (la recherche astronomique, le travail archéologique, le devoir de mémoire) finissent par être consubstantiels. Un rapport absolu s’installe tout au long de ce processus, épaulé en cela par la voix-off de Guzman, vectrice d’une sérénité pour le coup inoubliable. C’est une leçon de vie qu’il nous offre ici, une véritable prière formelle avec les disparus et l’inconnu, entre la Terre et le Cosmos. Magique et essentiel, voilà tout.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur