MOURIR PEUT ATTENDRE
La révolution ne peut pas attendre
Après avoir envoyé le leader du Spectre derrière les barreaux, James Bond a quitté les services secrets et rendu son permis de tuer. Alors qu’il coule des jours heureux en Jamaïque depuis presque cinq ans, son vieil ami Félix Leiter sollicite son aide afin de sauver un scientifique sur le point d’être kidnappé. Mais la mission cache autre chose…
La route fut presque aussi longue que l’attente, mais ça y est, l’ère 007 de Daniel Craig touche enfin du doigt son propre crépuscule. Plus que pour n’importe quel autre interprète du plus célèbre agent secret du 7ème Art, la tâche était ici extrêmement rude : dans la mesure où "Casino Royale" s’était imposé en palimpseste rêvé (on efface les vingt films d’avant et on repart à zéro) et où ses trois successeurs avaient joué la carte de la continuité narrative à fond les ballons, "Mourir peut attendre" se devait d’être une conclusion autant qu’un adieu. Comment aller plus loin dans les explications sans craindre le surgissement du spoiler ? Du calme : lui aussi, il peut attendre. Disons juste que les mots « conclusion » et « adieu » n’ont jamais pris une signification aussi directe qu’avec ce nouvel opus, bel et bien celui d’une révolution qui aura suivi une lente redéfinition du personnage imaginé par Ian Fleming. Et la saga elle-même n’en sort, au fond, que plus grandie en matière de prise de risques.
Que Bond ait fini au fil des décennies par devenir plus une marque qu’un personnage, que son seul matricule à trois chiffres suffise à fédérer au-delà de tout jugement de valeur, que la franchise s’échine à ancrer son personnage dans une actualisation constante via les codes du moment et les effets de mode passagers, au fond, tout cela importe peu. Ce à quoi le bondophile s’attendait secrètement depuis trop longtemps, c’est à découvrir un Bond lézardant sa propre mythologie, n’essayant plus de nous faire croire à une sincère transformation quand il restait plus ou moins le même, mais cherchant au contraire à embrasser une voie plus complexe, en équilibre parfait entre la mutation identitaire et le respect de son héritage. Jusqu’à présent, un seul film avait réussit cet exploit : "Au service secret de sa Majesté" avec le trop sous-estimé George Lazenby. Il aura fallu attendre l’année 2021 – et surtout la crépuscule d’une pandémie des plus casse-couilles – pour qu’il ne soit enfin plus seul à ne plus avoir toute la vie devant lui.
On ne cite pas l’opus mélancolique et longtemps dénigré de Peter Hunt pour rien, puisque le film de Cary Joji Fukunaga – et on ne spoile toujours rien ! – y puise son principal héritage en l’intégrant à ses extrémités, via une ouverture incroyablement romantique et un générique final accompagné par le célèbre We have all the time in the world de Louis Armstrong. En revanche, ceux qui pensent qu’une telle référence grille d’entrée ce qui va rendre cette aventure particulièrement douloureuse pour son icône centrale gagneraient à y aller mollo sur les paris. Ils seront les premiers surpris par un film qui, pour le coup, met un point d’honneur à prendre à revers bon nombre de nos attentes. Dès le pré-générique, peut-être le plus beau et le plus sidérant jamais imaginé dans toute l’histoire de la saga, Fukunaga met cartes sur table avec ce qui va être à la fois l’épicentre du récit et la clé de voûte du parcours de Bond depuis quatre films : pour l’agent 007, l’amour et le passé forment ici une double malédiction qui le contraint à contaminer et à détruire tout ce qui transpire la beauté et la pureté autour de lui. Ainsi donc, le passé devient une menace ("Casino Royale" est symboliquement réduit en cendres en moins de dix minutes), l’amour devient vecteur de doute (l’être aimé est-il vraiment ce qu’il prétend être ?) et le chaos repart de plus belle pour un agent secret qui doit reconsidérer son propre terrain de jeu comme étant un authentique réseau arachnéen.
Un constat qui, pour le coup, semblait appeler à une mutation radicale des enjeux de la saga, ce sur quoi Fukunaga enfonce le clou avec une radicalité inattendue. D’abord en reléguant le matricule 007 au rang de simple numéro libre de droit, ici octroyé à une talentueuse espionne au service du MI6 (parfaite Lashana Lynch) que James Bond se contente d’épauler dans son enquête (il s’agit donc du seul film dans lequel 007 se « dédouble » pour mieux se redéfinir en rôle interchangeable). Ensuite en laissant le féminin guider et métamorphoser les fondements de la franchise. Peut-être pour la première fois, l’enjeu n’est plus celui que l’on attend lorsqu’une femme rentre dans le cadre et semble amorcer une ébauche de séduction avec Bond : dans chaque situation, il est toujours question de parler boulot ou de s’y préparer, et pas de finir fissa sous la couette. Mention spéciale à l’épatante Ana de Armas qui offre au film sa scène la plus jubilatoire – dommage que ce personnage disparaisse trop vite. Enfin, l’amour, le grand, le vrai, est ce qui travaille exclusivement Bond dans cet épisode : délesté pour de bon de son image de monolithe machiste, notre agent secret n’est ici drivé que par sa passion pour la toujours aussi énigmatique Madeleine Swann (Léa Seydoux), auquel vient vite s’ajouter une autre présence féminine – on ne dira rien ! – qui va compliquer encore plus les choses.
Avec ce cocktail romantique qui laisse le sentiment supplanter l’action (pourtant vertigineuse à plus d’un titre), on se croirait revenu à l’époque où George Lazenby déclarait sa flamme à Diana Rigg en allant jusqu’à la demander en mariage. "Mourir peut attendre" fonctionne ainsi : plus romantique, plus tragique, en tout cas plus propice à faire fendre la carapace invulnérable de son dinosaure de héros. Là-dessus, dans sa première heure, le film de Fukunaga accumule ainsi tant de signes avant-coureurs d’une vraie révolution, insérées au sein d’une mise en scène extraordinairement sophistiquée, qu’il semble impossible à arrêter dans sa progression glorieuse. On se met alors sérieusement à croire que le zénith de "Casino Royale" va enfin être dépassé. Et puis soudain arrive le visage de la menace. Non pas celui de Christoph Waltz (plus ou moins réduit à une silhouette omnisciente), mais bel et bien celui de Rami Malek. Ce choix de casting pour incarner la nouvelle Némésis de James Bond se révèle aussi frustrant que cohérent. Quand bien même l’acteur ne prouve rien qu’on ne sache déjà depuis "Bohemian Rhapsody" (en gros, il joue comme une patate !), sa façon de singer la mégalomanie et le look baroque des vilains les plus cultes de la galaxie bondienne – en particulier ce troupeau de défigurés qui ont rejoué non-stop le vieux couplet de domination du globe depuis on ne sait quelle île isolée et avec on ne sait quelle arme insensée – ne fait que confronter Bond à un passé et à un héritage qui, quoi qu’il fasse, lui collent à la peau comme un vieux chewing-gum.
James Bond est ainsi à l’image de ce nouveau bad guy : incapable de vieillir (de Dr. No à ce film, il a toujours eu sensiblement le même âge !), impossible à freiner dans la névrose intériorisée et le souvenir de ses traumas passés, impossible à extraire d’un cercle vicieux et empoisonné. Affronter son ennemi, c’est se battre contre (une idée de) soi-même. Le sacrifice est donc la clé autant que la clé du film consiste à sacrifier ce que la saga avait installé comme codes routiniers, ce que le dernier quart d’heure ose accomplir de la façon la plus courageuse – mais aussi la plus polémique – qui soit. Alors oui, en sortant de la salle, on ne sait pas trop sur quel pied danser, tiraillé – dans le bon sens du terme – entre la stupeur et l’indécision. Impossible, au détour d’une simple réaction à chaud, de prédire quelle pourrait être la couleur principale de la prochaine aube bondienne. Impossible aussi d’imaginer qu’une conclusion pareille puisse réellement contenter les fans de la saga, en particulier certains puristes si attachés au respect littéral des conventions qu’ils ne manqueront pas de manifester leur colère ou de friser la syncope. Mais tant mieux si le résultat final en arrive à cliver aussi violemment : après tout, toute révolution n’a jamais été un dîner de gala.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur