LUCKY DAY
Le grand retour (gagnant) de Roger Avary
Après avoir passé deux ans en prison pour un braquage de banque qui s’est soldé par la mort de son complice, Red est enfin libéré et retrouve sa femme Chloé et sa petite fille Beatrice. Mais dès ce premier jour de liberté, il sent bien que le répit va devoir attendre : un tueur à gages – le frère de son ancien complice – est sur ses traces pour se venger, un inspecteur de police borné surveille tous ses faits et gestes, sa femme artiste subit le harcèlement et le chantage de son directeur galeriste, les cadavres pleuvent, etc…
Putain, dix-sept ans ! Dix-sept ans à attendre que le coscénariste de "Pulp Fiction" et réalisateur de "Killing Zoe" revienne derrière la caméra. Dix-sept ans que l’on rongeait notre frein en trouvant inacceptable que le cinéaste, pourtant couvert de gloire après avoir signé la meilleure adaptation de Bret Easton Ellis sur grand écran ("Les Lois de l’attraction"), ne puisse pas trouver de nouveau projet digne de son immense talent. C’est qu’en réalité, Avary a été particulièrement occupé ces dernières années. D’abord par un travail de scénariste inspiré pour Christophe Gans ou Robert Zemeckis, ensuite par des projets qui n’ont pas pu se montrer (dont une adaptation longtemps fantasmée de "Glamorama"), enfin par un petit séjour à la case prison qui aura servi d’inspiration pour ce retour aux sources. Longtemps envisagé comme une suite directe de "Killing Zoe" située au Maroc, "Lucky Day" était surtout un projet-fantôme, abandonné dans un tiroir avant que Samuel Hadida – paix à son âme – ne se décide enfin à lui donner vie, poussant ainsi Avary à tout reprendre à zéro. Le résultat final, là encore imprégné du vécu et des goûts cinématographiques de son créateur, multiplie notre joie par trois : Roger Avary nous donne de ses nouvelles (il pète la forme), remonte la pente de la meilleure façon possible (il renoue avec ce genre de polar pulp et taré dont on raffole) et se dégage de certaines de ses fausses influences (il ne sert plus à rien de le relier à tout prix au cinéma de Tarantino).
Durant le premier tiers, de par la présentation de chaque personnage via une narration éclatée, le pitch paraît clair comme de l’eau de roche : un antihéros, une menace, plein de tarés tout autour d’eux. C’est qu’Avary met les bouchées doubles pour isoler chaque scène afin d’en faire une performance en soi, quitte à laisser son intrigue post-it à l’arrière-plan. Ainsi donc, chaque scène est conçue pour que tout personnage, même le plus petit second rôle, ait un jeu caractérisé, un feeling, un tempo, une attitude, une gestuelle, une démarche bigarrée, qui puisse ainsi dynamiter la scène et créer de l’imprévu. Riche en ironies situationnelles et en dialogues vachards à la sauce Coen, "Lucky Day" prend ainsi vite des allures de cartoon trash, incarné à l’écran par des fous qui chahutent une à une toutes les conventions du récit pulp – on est plus proche de Martin McDonagh que de Guy Ritchie. Le trait est forcé de toutes parts dans le casting : David Hewlett en galeriste pervers qui weinsteinise ses protégées, Nina Dobrev en artiste coiffée comme Anna Karina, Tomer Sisley en barman trafiquant d’armes, Clifton Collins Jr en flic sévère et intolérant, Crispin Glover en psychopathe à l’échelle de démence littéralement explosée…A noter que ce dernier, revenu pour l’occasion à son registre du prédateur ténébreux et vicelard façon "Willard", offre ici l’une des prestations d’acteur les plus monumentales de l’année, digne de faire passer notre Nicolas Cage adoré pour un diplômé d’intériorisation canalisée.
A ce stade-là, le réel n’est plus qu’un espace barjo où les caractères les plus extrêmes se confrontent et où l’envie de tout un chacun de sortir du cliché dans lequel il pourrait être enfermé aboutit à quelque chose d’étrange, pour ne pas dire de monstrueux. On sent que ce récit d’une linéarité assez prévisible va finir par déraper dans quelque chose d’irréel, ce que certaines idées, allant de quelques délires loufoques (le tueur fait un usage assez radical d’une voiture à suspension hydraulique) à des zestes furtifs de surnaturel (la fille de Red peut-elle vraiment se rendre invisible ?), contribuent à laisser planer. A dire vrai, il s’agit plutôt d’une fausse piste. Avary a gardé intacte sa fascination pour un réel concret qui se lézarde de l’intérieur par l’hystérie de ceux qui le peuplent. Et de ce fait, il en profite par la même occasion pour régler des comptes avec ce(ux) qui l’agace : un monde judiciaire qui terrorise au lieu d’accompagner, un microcosme de critiques d’art pédants qui se prennent une salve de plomb méritée lors d’un vernissage qui dégénère, un galeriste dont le narcissisme très tarantinien dans l’âme et le jeu manipulateur à la sauce Weinstein sont à la lisière du clin d’œil revanchard, etc… Sans oublier LA grande idée pour dérégler un programme cousu de fil blanc : en digne amateur de culture européenne, Avary offre ici un usage bigarré de la langue française, adopté par la plupart des acteurs qui jouent en anglais avec un faux accent français à se pendre. Ceci génère ici un décalage irrésistible en même temps que cela contribue à tordre joyeusement les enjeux émotionnels du récit.
Et l’émotion, alors ? Elle est là, tout le temps, teintée de romance fleur bleue et de nostalgie prégnante pour une époque révolue (les chansons les plus célèbres d’Aznavour et d’Yves Montand sont ici plus que conviées !), et ce sans que le résultat ne dérape dans le manifeste cucul-la-praline. La vie de famille à laquelle aspire le héros est ici à voir comme un miroir de ce à quoi semble désormais aspirer Avary : peut-être se poser un peu et profiter le plus possible de l’instant présent, en laissant derrière lui un passé idéalisé qui risque de changer et en gardant malgré tout intacte une croyance totale en un cinéma frénétique, vénère, libéré de toute contrainte. "Lucky Day" n’a donc pas à être qualifié de « petit film sans prétention » que l’on aurait tôt fait d’oublier en sortie de projection – on a d’ailleurs beaucoup du mal à oublier telle ou telle scène ! Il s’agit bel et bien d’une œuvre de transition, simple et tordue à la fois, qui regarde le passé avec mélancolie et qui fonce vers l’avenir avec plein d’espoirs dans le coffre-fort. Croisons les doigts pour que l’on n’ait pas à attendre encore une ou deux décennies pour savourer le prochain braquage de ce précieux cinéaste qui nous avait tant manqué.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur