LOVE LIFE
Le zénith de Kôji Fukada
Taeko vit avec son époux Jiro et son fils Keita, issu d’une précédente relation. Leur appartement est situé en face de celui de ses beaux-parents, qui, au fond, n’ont jamais vraiment accepté ce mariage. Les réapparitions d’une ancienne fiancée de son mari et du père biologique de Keita vont peu à peu chambouler cette cellule familiale…
Il en aura fallu du temps, mais c’est enfin arrivé. De variations crypto-rohmériennes ("Au revoir l’été") en chroniques cruelles à haute teneur chabroliennes ("Hospitalité", "L’Infirmière") en passant par des propositions de cinéma radicales ("Sayonara", "Le Soupir des vagues") face auxquelles la nécessité d’en digérer les sensations nous épargnait du moindre avis à chaud, on a souvent pu faire preuve d’une certaine retenue, pour ne pas dire se montrer carrément mitigé, devant le style délicat de Kôji Fukada. Difficulté à englober l’angle thématique de son cinéma, à dénicher un fil directeur tout au long d’une filmo déjà plus que conséquente, à en disséquer la pertinence et la singularité des partis pris de mise en scène. Il aura donc fallu attendre le zénith artistique que représente "Love Life" pour que tout paraisse enfin lumineux. Et de lumière, justement, il va en être métaphoriquement question dans ce récit où l’éternel schéma de la cellule familiale nippone va se retrouver mis à l’épreuve par le surgissement de l’imprévu – en l’état le point commun à tous les films de Fukada. Le sujet lui-même, couplé à une mise en scène axée sur la peinture infrasensible de sentiments définis par les non-dits et les souvenirs, vont carrément jusqu’à lui faire désormais tutoyer le degré de maîtrise d'un Kore-Eda. Un bel exploit, mais c’est loin d’être le seul.
D’entrée, on restera le plus muet possible devant le contenu de son récit, ne voyant que pure logique dans les précautions prises par le distributeur français vis-à-vis des futurs spectateurs du film. On se contentera de signaler à quel point découvrir "Love Life" en ignorant tout de son intrigue reste une garantie de surprise autant que de voyage intime. Et par ce dernier terme, on parle de ceux capables d’activer une sorte de dialogue intérieur et silencieux entre une œuvre de cinéma et son spectateur, quitte à rendre tangible cette idée selon laquelle regarder un film peut autant offrir un nouvel angle sur sa propre vie qu’une façon de se projeter avec bienveillance dans celle(s) d’autrui. C’est au travers de ce point de départ qu’il est permis de prendre très précisément le pouls de l’humanisme à fleur de peau qui caractérise le cinéma de Fukada. En partant d’une cellule familiale clairement établie et en faisant en sorte d’en complexifier la nature des êtres qui la composent, le cinéaste installe un mystère sous-jacent dans chaque scène qui ne cessera d’aller crescendo, mais au travers d’un découpage doux et feutré qui fait passer chaque micro-révélation en douceur, tout en fluidité, l’air de rien. Au fond, le film ne dit rien de précis, mais chuchote beaucoup et suggère pratiquement tout sur le souvenir, le manque, l’absence, le besoin d’autrui, l’entraide, l’aveuglement, l’effet d’attraction et mille autres états sous-jacents par lesquels cette famille, apparemment tout ce qu’il y a de plus heureuse, va devoir passer.
Le recours constant à la symbolique des objets et des décors est ici ce qui amplifie la force du style de Fukada, et là encore, chaque scène, voire même chaque plan, est mis à contribution pour chuchoter ce qui n’a pas besoin d’être surligné. Gestes, regards et jeux de lumière prennent ainsi le dessus sur la prédominance des dialogues, ici jamais explicatifs et souvent drivés par les mêmes partis pris de mise en scène – le langage des signes facilite ici la communication entre deux personnages en même temps qu’il tend à exclure le monde autour d’eux. Un simple jeu de société, en l’occurrence le jeu Othello avec ses pions aux faces claires et obscures, devient ici un moyen d’exprimer à quel point un seul imprévu suffit à renverser radicalement le déroulement d’une existence – le fait qu’il soit ici question d’une partie inachevée est en soi une invitation à combler soi-même les manques et à trouver les éléments permettant de finaliser intérieurement son propre trajet de vie. Quant aux lieux eux-mêmes, ici délimités à deux appartements dans deux immeubles positionnés l’un face à l’autre, il ne s’agit pas de décors narrativement fonctionnels ni d’incarnations de milieux sociaux, mais au contraire de purs espaces stratégiques qui suffisent, par leur seul positionnement et la façon dont ils sont investis par les personnages, à tout synthétiser sur ce besoin de rapprochement entre les êtres. Au fond, il n’est question que de ça dans "Love Life" : la proximité et la distance qui font jeu égal pour faire exister fortement un besoin d’amour. Un humanisme à fleur de peau qui, de par un formidable scénario et une myriade de trouvailles de mise en scène nichées dans le low-profile, touche à l’universel autant qu’au cœur. Faites-nous confiance, vous le méritez.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur