LES HUIT MONTAGNES
Sublime ode à une indéfectible amitié
Aussi loin qu’il se souvienne, Pietro n’a jamais eu d’ami comme Bruno. En 1974, alors que ses parents avaient loué une maison à Grana, petit village de montagne d’alors 183 habitants, ils se sont rencontrés, explorant les lieux ensemble. L’année suivante, son père les a emmenés tous les deux en randonnée sur un glacier. Épuisé, Pietro a voulu redescendre, n’osant pas cependant tenir tête à son paternel, qui insista pour qu’il continue. Plus tard, alors que ses parents voulaient emmener Bruno avec eux à Turin afin qu’il aille au lycée, le père de ce dernier, qui n’était pas d’accord, l’emmena travailler avec lui avant leur arrivée au village. Puis viendra une période de quinze ans durant laquelle Pietro et Bruno se sont éloignés…
En s’attaquant au roman éponyme de Paolo Cognetti (Prix Médicis étranger 2017), Félix Van Groeningen ("Alabama Monroe"), accompagné ici à la mise en scène par l’une de ses actrices de "La Merditude des choses" et de "Belgica", Charlotte Vandermeersch, d’une manière aussi « naturaliste » et intimiste, l’auteur belge prêtait le flanc à de nombreuses critiques. D’abord en prenant le risque de brouiller potentiellement les lignes dans l’esprit d’un spectateur qui se demandera naturellement durant une partie du film si l’histoire va basculer au-delà d’une amitié. Ceci notamment par le choix de la voix-off (celle de Pietro), souffrant de la distance comme de l’absence de son ami, bien plus que Bruno, placé lui plus en retrait par le point de vue même, ne le montre. Ensuite par l’utilisation par moments de codes d’une amitié virile, proche de la matière (la terre, le bois de construction…), qui, à l’époque de sa présentation à Cannes, a fait qualifier le film par certains mauvais esprits, de "Brokeback Mountain" italo-belge.
Pourtant pas de question d’homosexualité dans ce sublime film, aussi bucolique que bouleversant, "Les Huit Montagnes" s’avérant un grand récit sur l’amitié, ce lien qui unit mystérieusement certains êtres et pas d’autres, et qui malgré la distance et le temps, semble persister parfois tout au long d’une vie. C’est ainsi avec un tact immense et de nombreuses ellipses temporelles, que le film relate l’amitié qui unit Pietro et Bruno, avec ses hauts et ses bas, comme ses prises de distances volontaires ou subies et parfois incomprises, ceci sur près de 30 ans. Une amitié qu’on peut schématiquement résumer comme celle d’un garçon des villes (Pietro) passant initialement ses vacances d’été dans le village de montagne de Grana (réduit à 14 âmes dans les derniers moments de l’histoire), et Bruno, un garçon de la campagne, rencontré sur les lieux, avant un éloignement de 15 ans. Le choix du point de vue de Pietro (Luca Marinelli, formidable, transmettant une infinité de nuances de par son regard comme sa voix), le plus attaché des deux à l’autre, autant à son ami, qu’aux lieux chargés de souvenirs, mais aussi le plus sensible aux fluctuations de leur relation, s’avère finalement particulièrement impactant. Car il s’agit là du personnage qui a des choses à régler, à la fois avec son père, avec son passé, et finalement avec ces lieux fondateurs comme avec lui-même.
Accompagnée par des choix musicaux teintés country, la mise en scène fait la part belle à de superbes plans magnifiant les grands espaces de haute montagne, entre randonnées à 3000 mètres d’altitude, chantier sur une ruine acquise par le père de Pietro, et moments plus contemplatifs. Cette forme si particulière, se mariant à merveille avec le traitement par le prisme des non-dits et autres secrets entretenus en interne aux familles, sur des thèmes aussi profonds que les choix de vie, la perception citadine de la nature (le pictural contre le fonctionnel), la transmission, la compréhension d’un père souvent absent, l’indépendance dans la relation à l’autre, mais aussi la quête de sa propre place dans le monde, a valu au film un Prix du jury cannois fort mérité. "Les Huit Montagnes" offre ainsi quelques très beaux moments, inoubliables, où l’émotion affleure, loin du pathos parfois appuyé d’"Alabama Monroe". Sans crier gare, il vous emporte tout autant, les deux heures trente de récit permettant de faire fonctionner l’empathie à son maximum (même avec le plus sauvage des deux personnages, Bruno, interprété avec aplomb par Alessandro Borghi). Et si le film laisse au final un goût doux amer, c’est qu’une pareille histoire ne peut qu’emporter un petit bout de cœur avec elle.
Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur