LES FILLES D'OLFA
Pour : Une mise en abyme d’une rare intensité
En Tunisie, Olfa, mère de 4 filles, a vu un jour ses deux aînées s’en aller, rejoignant l’auto-proclamé État Islamique. Avec ses deux filles les plus jeunes, et dans le cadre d’un dispositif où trois actrices interprètent les aînées, ainsi qu’elle-même, elle va revenir sur sa vie et celle de sa famille…
Kaouther Ben Hania, réalisatrice tunisienne, était à l’honneur de la compétition officielle du 76e Festival de Cannes. Et même si elle n’a rien récolté de la part du jury présidé par Ruben Östlund, son cinquième long-métrage a glané pas moins de quatre prix à la fin de la quinzaine (Prix de la Citoyenneté, Prix du cinéma positif, Œil d’or du meilleur documentaire et mention du Prix François Chalais). Il faut dire que cette œuvre est tout à fait singulière et à part parmi tout ce que vous verrez cette année. "Les Filles d’Olfa" est un film fort original et d’une rare intensité.
Comment parler de ce documentaire qui est constamment sur le fil entre fiction et réalité ? Pour vous planter le décor, sachez que la réalisatrice a convoqué une mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, pour nous conter l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Elle a également demandé à trois comédiennes de participer au tournage : Hend Sabri qui jouera Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues. L’idée est de tourner un (faux) film retraçant plusieurs événements de la vie de cette famille jusqu’à la disparition des jeunes femmes, grâce au coaching et à l’accompagnement des vraies protagonistes présentes sur le plateau.
Car comme la peur initiale de Kaouther Ben Hania, explicitée au début de son film, était que la mère manque de naturel et joue trop la comédie dans l’hypothèse qu’elle l’interviewe simplement sur les faits, la réalisatrice a eu l’idée d’organiser un tournage de film et de la confronter à de vrais comédiens qui se mettraient dans leur peau. L’objectif étant que la mère sorte du rôle qu’elle s’était depuis longtemps fabriqué, livre le témoignage le plus authentique possible et fasse émerger une sorte de vérité qui serait encore plus forte parce que capturée de la manière la plus naturelle possible !
Et c’est ainsi qu’on assiste avec des yeux ébahis ou embués, à la naissance d’un récit inédit porté par une parole d’une sincérité évidente et émouvante. Que ce soit la mère ou les filles, chacune met des mots, leurs propres mots (rien n’étant préalablement écrit) sur une histoire difficile de perte, de deuil, mais aussi plus simplement de famille, d’éducation, de générations. Le travail opéré est finalement fortement introspectif, à la limite de la thérapie ! Olfa et ses filles sondent l’intime dans des réalités parallèles (la vraie vie et le faux tournage) et font naturellement jaillir le vécu de manière brute voire cathartique, parfois même en jouant leur propre rôle !
Et le spectateur de se retrouver dans une mise en abyme où les protagonistes jouent la comédie face aux comédiens qui interprètent leurs personnages ! "Les Filles d’Olfa" est non seulement un exercice de style fascinant, c’est aussi un documentaire captivant sur la nature humaine et ses ambiguïtés. C’est enfin un drame puissant sur une réalité terrifiante qui fait encore la une des journaux et qui prend aux tripes, jusqu’à la terrible dernière scène, qui remet une pièce dans la machine des histoires qui se répètent… L’héritage familial paraît-il…
Mathieu PayanEnvoyer un message au rédacteurContre : Une mise à distance de toute émotion
Multi-récompensé à Cannes, en dehors cependant du palmarès principal, et notamment Oeil d’or du meilleur documentaire, "Les Filles d'Olfa" est pourtant une œuvre très critiquable. Avec un dispositif fort, mélangeant ainsi volontairement documentaire et fiction, puisque la présence d’actrices permet de reconstituer certains moments passés, ou censé substituer la mère lorsque l’émotion était supposée trop forte, l’ensemble a finalement des aspects très artificiels. Car à trop vouloir montrer le dispositif (au demeurant très bien explicité dans ses intentions au début), tout au long du métrage, on a finalement l’impression d’assister à une répétition permanente.
Cela est bien regrettable, car on sent rapidement à quel point le tout est contre productif en termes d’émotion, mettant le spectateur à distance de ces trois femmes, impactées par le choix funeste des deux sœurs. Quant l’actrice commente une scène en cours de tournage, au même titre que la mère, se mêlant ainsi d’une intimité qui n’a jamais été sienne, ou quand la mère et les sœurs se livrent, une sensation d’impudeur persiste. Et le documentaire, qui montre inutilement et maladroitement exercices de théâtres ou moments de « bêtisier », finit par faire même douter de la sincérité des larmes qui nous sont présentées. Reste le portrait troublant d’une mère chamboulée dans ses certitudes (brisée par l’homme lors de son mariage, combative, mais aussi obsédée par le pécher…) devant composer avec l’extrémisme et l’espoir des deux filles qui restent.
Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur