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LE DEUXIÈME ACTE

Un film de Quentin Dupieux

Changement d’époque en cours…

Florence donne rendez-vous à l’homme de ses rêves, David, dans un restaurant isolé au milieu de nulle part, appelé « Le Deuxième Acte », afin de le présenter à son père Guillaume, banquier de profession. Mais David vient lui aussi accompagné : vu qu’il ne partage pas les sentiments de Florence, il compte la dissuader en la poussant vers sur son ami Willy. Sauf que rien n’est simple. Qu’il y a beaucoup de routes à suivre avant d’arriver sur place. Que le serveur du restaurant est un peu bizarre. Que tout le monde se met à s’embrouiller dans son texte. Et que tout ceci est un film…

C’est dingue, il ne s’arrête plus ! On n’a même pas encore eu le temps de digérer complètement son ahurissant film sur Salvador Dali ("Daaaaaali !") que l’ami Dupieux revient avec un nouveau long-métrage, plus modeste celui-là, tourné en à peine deux semaines avec un casting qui sent fort le gratin hexagonal. Le voir poser sa tente en ouverture cannoise avec un film pareil était d’autant plus curieux que sa bande-annonce, d’ores et déjà finement disséquée sous un angle cinéphile (logique), laissait planer le mystère sur le contenu réel de la chose. Enième mindfuck d’un génie de l’absurde à qui on serait prêt à demander un abonnement à vie, "Le Deuxième Acte" ne perd pas de temps à dévoiler sa vraie nature. C’est bel et bien un retour direct à la case "Nonfilm", à savoir là où l’impulsion de chaque nouvelle scène à briser le quatrième mur va de pair avec une mise en abyme pirandellienne où des acteurs commentent le film dans lequel ils jouent – et qui n’est peut-être lui-même qu’une autre poupée russe narrative de plus. Et comme d’habitude, le cinéaste de "Rubber" s’en tient là encore à un argument bidon de deux lignes dans un décor unique (ici un restaurant situé on ne sait où) pour laisser son art de la digression et du décalage prendre des virages insoupçonnés.

Tout au long d’un faux récit de confrontation familiale et amoureuse, Dupieux tire ainsi parti du néant émotionnel d’une situation aussi pauvre pour en faire dévier la feuille de route. Dans quel but, cette fois-ci ? De la rigolade nonsensique ? Du vertige théorique ? Plutôt une variation méta sur l’art qu’il pratique et dont il observe la potentielle inertie avec davantage d’insolence que de nihilisme. Sans le moindre zeste de démagogie, il se sert des situations (ici généralement conflictuelles) pour livrer un état des lieux ô combien déglingué d’un 7ème Art de plus en plus pressurisé par toutes sortes de contraintes progressistes et d’interdits moraux. S’y mêlent alors toutes sortes de considérations tordantes sur le nombrilisme des artistes, la répétition des mêmes formules, le recours du cinéma à l’intelligence artificielle, le devenir robotique des comédiens (stars ou figurants), le poids de l’Autre dans l’échelle sociale, les préjugés toujours aussi prégnants et condescendants sur l’homosexualité (il fallait oser cette infecte métaphore de la voiture hybride !), les effets repulse de #MeToo et de la cancel culture, la baisse de fréquentation dans les salles de cinéma, et surtout, de façon plus générale, le questionnent du vrai rôle de notre art préféré dans un monde contemporain toujours plus au bord de l’abîme.

L’hilarité maximale de l’ensemble n’est pas seulement due à l’extraordinaire aisance de ses quatre rois de l’incarnation nuancée et à la folie contrôlée d’un nouveau venu archi-prometteur (Manuel Guillot). Cela tient surtout à ce savant effet de redondance propre à Dupieux, lequel relance sans cesse les dés d’une même situation par l’étirement (d’abord) et la torsion (ensuite) d’un enjeu aussi mince qu’une tige (servir le vin, apprendre son texte, envenimer un échange verbal…). Et fatalement, le rire à l’état liquide est ici une manière de faire peu à peu rejaillir l’inquiétude à l’état solide. Celle qui travaille des protagonistes en perpétuel état d’improvisation transformiste, bien sûr, mais aussi celle d’autres grands cinéastes surréalistes (de Luis Buñuel à Bertrand Blier) qui, au prix d’une mise en perspective de leur art, lézardaient à loisir les conventions du réel. Certes, le surmoi buñuelien de Dupieux n’a rien de neuf dans la mesure où il semble parfois invoquer "Le Charme discret de la bourgeoisie" d’un film à l’autre : après la citation littérale que constituait la fin d’"Au poste !", la connexion s’effectue cette fois-ci au travers de ces longues marches à pied et sans repères sur des routes désertes (celles-ci ont d’ailleurs davantage des allures de pistes d’atterrissage – attention symbole !). Mais au vu de sa virtuosité dingue à entrelacer les divers niveaux de réalité et à en tirer des sources inépuisables d’absurdité situationnelle, on estimera que l’élève a depuis longtemps dépassé ses maîtres.

Lorsqu’il débarqua dans la profession en 2007 avec l’incroyable "Steak", Dupieux n’avait eu de cesse de crier sa passion pour un cinéma qui sait autant amuser son audience que s’amuser de ses propres attentes en sortant systématiquement des sentiers battus. Aujourd’hui, il semble prendre acte du fait que la route est encore longue. L’interminable travelling sur lequel il achève son film parle d’ailleurs de lui-même sur cette obsession qui est la sienne à privilégier la singularité poétique sur le discours d’ordre moral – ce qui pourrait ainsi passer à l’image pour du non-sens étiré et vaniteux devient tout à coup le signe extérieur d’un art (donc d’une époque) qui se cherche. Le cinéma est-il « cool » parce qu’il est « inutile », comme cela est ici suggéré au détour d’un dialogue ? Peu importe la réponse que les uns et les autres voudront donner en sortant de la projection. Depuis ses débuts jusqu’à ce film-là, c’est bel et bien le deuxième acte d’un certain cinéma (et pas seulement le sien) dont Dupieux réussit à afficher les stigmates. Rien que pour cette raison-là, on n’est pas prêts de le lâcher.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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