LE CROQUE-MITAINE
Dans un placard, tout le monde vous entendra crier
Suite à la mort brutale de leur mère, Sadie et Sawyer Harper ont des difficultés à reprendre le cours de leur vie. Leur père Will, thérapeute, se sent démuni et préfère fuir la situation familiale. Mais lorsqu’il reçoit comme patient un homme instable émotionnellement, Will est loin de se douter qu’il a également fait rentrer une entité mystérieuse qui compte bien s’en prendre à sa progéniture…
Depuis le méga-giga carton de "Ça" en 2017 par Andy Muschietti, avec plus de 700 millions de dollars au box-office mondial, les studios hollywoodiens ont vu l'opportunité d'aller fouiller de nouveau dans l'héritage littéraire de Stephen King afin d'amasser des billets verts. Et si cet engouement nous a offert de belles surprises ("Doctor Sleep" de Mike Flannagan), il a aussi permis de déverser l'imaginaire du maître souvent sans passion ni réel intérêt (on pense notamment à l'affreux remake de "Firestarter" par Keith Thomas). Entre intention purement dirigée par l'argent et envie de respecter l'oeuvre de Stephen King, où se place donc ce "Croque-Mitaine" ? Film gardé sur les étagères jusqu'alors à cause du rachat de la 20th Century Fox par Disney, aux sorties maintes fois repoussées, tout premier métrage de son cinéaste, le long métrage ne s’annonçait pas sous les meilleurs hospices.
Mais c'était sans compter sur le talent de son jeune metteur en scène. En effet Rob Savage s'aventure ici sur un terrain mille fois rebattu : la perte d'un être cher, une cellule familiale vacillante et des enfants pris comme cible par une force / entité / démon / créature de l'enfer. Heureusement pour nous, le cinéaste croit en son sujet mordicus et cela force l'admiration. À force de voir se déverser sur nos écrans des films estampillés épouvante, mais qui posent un regard cynique sur leurs personnages, qui ne sont là que pour créer la peur artificiellement, à l'aide d'une multitude de « jump-scare » et dont la carence à vouloir « faire du cinéma » commençait à nous rendre pessimistes à la vue de cet énième projet de monstre sous le lit, nous en sortons réjouis.
Les personnages, même s’ils sont classiques dans leur caractérisation, sont joués avec justesse par des acteurs talentueux, avec Sophie Tatcher en tête dans le rôle de l'adolescente de la famille qui interprète une partition tout en nuances, ainsi que le trop rare Chris Messina ("Away We go", "Argo"...) en père lâche et fuyant. Jamais une fois la mise en scène ne portera un regard de jugement sur eux. Au contraire, avec des plans composés et qui s'étirent, la mise en scène épouse totalement leurs états d'âmes et leur sensibilité à fleur de peau.
Parce que malgré sa structure classique (le coup de la vieille folle dans une maison qui essaye de piéger le monstre, la thématique de l'impossibilité du deuil...), le film propose certains niveaux de lecture qui sont en total raccord avec l’œuvre de King. Première chose, le fantastique inhérent à la nouvelle, est assumé dès les premières minutes du film : le monstre sera bel et bien quelque chose de tangible. On nous le présente de façon fugace sous le lit la première fois. Mais ce moment succinct nous permet à peine de nous représenter la chose. C'est bien là, la preuve que le cinéaste croit dans l'idée d'une épouvante pure : le hors-champs et la dissimulation stimule l'imagination du spectateur, qui peu à peu s'invente sa propre version du croque-mitaine. Cette puissance évocatrice est renforcée par le vrai travail opéré sur la lumière du film. Que ce soit l'éclairage d'une scène ou la volonté de s'amuser avec certains outils modernes (une lampe-boule, un écran de playstation...), on sent la volonté de Rob Savage de ne pas nous exposer son histoire de façon insipide.
Il y a de la recherche sur comment installer cette ambiance oppressante voire poisseuse (la photographie est à souligner également) dans ces idées de détournements d'objets du quotidien et dans la gestion de la lumière. La séquence chez la thérapeute, même si beaucoup trop révélée par les diverses bandes-annonces, reste l'une des scènes les plus fortes et maîtrisées du métrage. Et c'est là que l'on peut interpréter le monstre comme la gangrène que représente l'impossibilité du deuil des personnages. Occasionnant une souffrance telle, le deuil prend forme et embarque avec lui ses proches qui n'arrivent pas à s'en détacher. Une lecture renforcée par la manière dont le boogeyman agit avec Sadie, notamment lors d’une fin qui verse dans une imagerie très graphique et cauchemardesque.
Très King finalement, lui qui n'a jamais eu peur de vouloir représenter l'irreprésentable. Ce croque-mitaine est symptomatique de la souffrance intérieure des enfants mais aussi symbole du parent absent voire maltraitant. Et l'envie de développer une semi-mythologie autour du monstre n'annule pas toutes ces bonnes volontés, car les deux sont complémentaires. Non nous ne sommes pas face à un de ces films qui laisse une ambiguïté sur la véracité de ce qu'il se trame à l'écran. Mais libre à chacun d'interpréter, d'analyser, ce qui se déroule sous nos yeux avec notre propre vécu, expérience et imagination. La force du film est bien là. Faire confiance à son spectateur tout en le gratifiant de réels moments d'épouvante au service d'une histoire construite, certes attendue mais tenue avec rigueur jusqu'au générique de fin.
On pourrait alors déplorer un troisième acte un peu trop démonstratif et une manière parfois maladroite de filmer sa créature. Et on notera également une sous-utilisation du personnage du père, significative à l’approche du troisième acte. On sent une volonté de mettre en avant l'idée que le parent est complètement absent des drames que ses enfants traversent, un peu comme avec "It Follows" de Robert David Mitchel, qui ne montrait que très peu la figure parentale. Le problème c'est qu'ici on sent que cette non présence est très certainement due à des coupes de montage plutôt qu'à un réel parti pris. Enfin, soulignons le travail méticuleux sur le son, notamment les bruits de la créature et la bande originale signée Patrick Jonsonn toute en vrombissements et mélodies aériennes.
Malgré la sensation d'être en terrain connu, il y a là un vrai savoir-faire et une réelle envie de faire du cinéma, dans l'utilisation des cadres et de la lumière, le tout devenant ludique. On se surprend alors à chercher dans le cadre, au milieu de l'obscurité, deux yeux jaunes qui pourraient nous fixer. Et cette nouvelle mouture nous permet d'oublier le gentil nanar "Boogeyman – la porte des cauchemars" de Stephen T. Kay sorti en 2006, qui est le parfait guide de tout ce qu'un film d'épouvante ne devrait pas faire. Au moins ici, en compagnie de notre monstre du placard et du prometteur Rob Savage, on peut s'installer en toute sérénité. Ou pas.
Germain BrévotEnvoyer un message au rédacteur