LAISSE-MOI ENTRER
Remake vampirique d’un chef d’œuvre vampirisé
Abby, mystérieuse fille de 12 ans, vient d’emménager dans l’appartement adjacent à celui où vit Owen avec sa mère. Solitaire, martyrisé par ses camarades de classe, Owen s’attache à sa nouvelle voisine qu’il trouve si différente des autres. Différente au point d’être directement liée aux meurtres sanglants qui éclosent dans cette petite ville du Nouveau-Mexique…
Un bon point : « Laisse-moi entrer » est la première production marquant le retour de la Hammer, immense société de production qui produisit une série de chefs d’œuvre du fantastique dans les années cinquante et soixante, avec aux premières loges les variations de Terence Fischer ou Freddie Francis sur Dracula, Frankenstein, le loup-garou et autres sacrés monstres du cinéma. Un mauvais point : « Laisse-moi entrer » est le remake du remarquable long-métrage du metteur en scène suédois Thomas Alfredson, « Morse », sorti dans nos contrées hexagonales en début d’année 2009, et la seconde adaptation en quelques années d’un roman à succès de John Ajvide Linqvist. D’un point de vue symbolique, c’est donc en envoyant un signal plutôt négatif que la moribonde Hammer renaît de ses cendres : les studios, manquant encore et toujours de bonnes idées, se sentent obligés d’aller piocher dans les filmographies existantes pour remplir leurs carnets de commandes. Et ils n’ont plus même la délicatesse d’attendre plusieurs années, ni de modifier des éléments substantiels du film d’origine, estimant peut-être que la légitimité « de fait » du cinéma anglo-saxon suffira à faire taire les mauvaises langues.
Que l’on ne s’y trompe pas, malgré cette introduction mitigée, « Laisse-moi entrer » est un très bon film. Confirmant son talent de metteur en scène, mais sans convaincre encore de l’homogénéité de son travail (normal, après seulement trois films), le réalisateur du très remarqué « Cloverfield », Matt Reeves, fait évoluer deux comédiens exceptionnels au cœur d’une petite ville enneigée et lugubre du Nouveau Mexique, Los Alamos, dans cette variation autour du thème ultra-rabâché du vampirisme. Les performances de ces deux jeunes gens méritent à elles seules que l’on découvre ce remake : Kodi Smit-McPhee, rescapé de « La Route », promène sont beau visage asymétrique et sa carcasse frêle entre camarades agressifs, maman alcoolique et voisines lubriques, donnant du relief à ce rôle de pré-adolescent fasciné par les armes blanches et la domination que l’on peut exercer sur les femmes. Chloë Grace Moretz, vue récemment dans « Kick-Ass », lui donne la réplique avec l’aplomb d’une adulte mature plongée dans le corps d’une gamine, contraste qui exsude toute la force du personnage.
Le film est comme un château de cartes dont ce jeune couple serait la base : si cette dernière n’est pas stable, c’est la totalité de l’édifice qui s’écroule. Leur responsabilité est donc énorme, et le défi relevé avec aisance et subtilité. L’un et l’autre génèrent chez le spectateur une succession d’émotions variées et complexes, jouant de leur mélange d’innocence et de frustration, habitant littéralement chacune des images qui les mettent en scène, ensemble ou séparément. La relation qu’ils entretiennent, pour être ambiguë (superbe scène qui voit Abby se déshabiller pudiquement pour rejoindre Owen sous sa couette, celui-ci étant prié de ne pas se retourner), n’en est pas moins poignante : deux êtres marginaux qui décident, de manière indicible, de partager leur solitude. Elle lui apporte de la confiance en soi, il lui transmet un peu de son humanité. A travers eux, c’est de la délicate période de l’adolescence que nous parle le film : la condition de vampire n’est rien d’autre, chez Abby, que la métaphore de ces manifestations corporelles nouvelles, surprenantes et inquiétantes, signalant les transformations d’une enfant en adulte. Lorsqu’elle ne s’est pas nourrie de sang depuis longtemps, Abby a le visage qui se couvre de boutons, des cernes sous les yeux, promène un air fatigué et maladif. Et dans une séquence saisissante, elle suinte des larmes de sang de tout son corps, parabole des premières menstruations.
Sauf que ces qualités se trouvaient déjà, pour une très grande part, dans le film d’origine. Sauf que l’essentiel des réussites de « Laisse-moi entrer » sont moins le fait de la mise en scène de Matt Reeves (qui a également écrit le scénario), de la photo de Greig Fraser et des décors de Ford Wheeler (qui forment un magnifique pendant à l’atmosphère sinistre de « Morse »), que du long-métrage mis en scène par Alfredson il y a de cela un moment. Au mieux, il s’agit de vastes emprunts, au pire d’une vaine reproduction. Quoi qu’il en soit, l’équipe américaine de ce film n’invente (presque) rien, n’ajoutant que peu d’éléments nouveaux à son modèle, si ce n’est quelques idées esthétiques ou narratives intéressantes – ainsi le visage de la mère d’Owen, constamment invisible pour signifier leur éloignement ; ou le contexte politique des années Reagan, le film se déroulant dans les années quatre-vingts – et une relation plus ambiguë entre Abby et son protecteur, vieil homme épuisé dont la mission est de lui ramener son quota de sang, et qui sans doute vécut autrefois, avec la jeune fille, autre chose qu’un simple rapport d’asservissement.
Il est donc légitime de s’interroger, une fois n’est pas coutume, sur les choix qui poussent des producteurs, des techniciens et un réalisateur de talent à se lancer dans une aventure qui, tout en affichant ses réussites, ne verse qu’une infime cuillerée de nouveautés dans un met déjà succulent. Que dirait-on d’un peintre qui reproduirait volontairement un tableau de Raphaël en n’en modifiant qu’une pointe de couleur ? Que faire d’une œuvre, même grandiose, qui en imite parfaitement une autre ? Quel argent serait ainsi économisé, si les films étrangers sortaient bel et bien aux Etats-Unis plutôt que de se voir éternellement photocopiés ! Résultat brillant d’une conception dénuée d’idées et de curiosité, « Laisse-moi entrer » ravira le public qui ne connaît pas « Morse », et exaspérera les autres. A une époque où l’appétit des spectateurs de cinéma peine à franchir certaines frontières géographiques, même les plus poreuses, espérons seulement que le remake ne finira pas, dans l’esprit du public, par remplacer définitivement le beau chef d’œuvre d’Alfredson.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur