LA TOUR
Un saut dans le néant
Un soir, les habitants d’une cité découvrent que leur immeuble est enveloppé d’un brouillard opaque, obstruant portes et fenêtres, et que cette matière noire dévore tout ce qui tente de la traverser. Pris au piège et angoissés à différents niveaux, les résidents de la tour tentent de s’organiser, mais très vite, les divisions communautaires et ethniques prennent le dessus sur l’entraide, accentuant ainsi le retour des pulsions primitives et de la violence la plus effroyable…
Osons d’entrée une formule un peu trop grosse pour être facile à avaler : "La Tour" est de ces films qui vous font regretter d’être né. On entend par là le genre de film ultra-nihiliste qui pousse tellement les potards en matière de désespoir maximal, d’horreur exponentielle et de violence gratuite qu’on prend de facto le risque d’achever sa projection en position fœtale, avant de courir fissa chez papa et maman pour s’agenouiller devant eux en leur demandant pourquoi ils ont voulu avoir un enfant. On prédit déjà qu’en plus de ne rien arranger sur la perception cynique qu’ont certains du cinéma de genre hexagonal, ce film ultra-clivant – putain d’euphémisme ! – va en faire enrager plus d’un de par sa radicalité, laquelle n’est ici qu’à moitié surprenante pour quiconque reste familier du style singulier de Guillaume Nicloux. En effet, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur ses films, voilà l’un des rares cinéastes français voués à rejeter la ligne claire au profit du zigzag permanent. Chez lui, et ce depuis la sortie du "Poulpe" en 1998, le refus des structures narratives bétonnées, le brouillage du réel sous l’effet d’un fantastique diffus, l’opacité dans tout ce qu’elle peut avoir d’immersif et de déroutant, et le goût des récits imprévisibles qui avancent à contre-courant ont toujours eu force de loi. Il en est de même sur "La Tour". Mais avec une propension au torrent hardcore qui fera friser l’arrêt cardiaque – ou la dépression carabinée – à toutes les âmes sensibles.
Avec ce nouveau pitch digne d’un pur film d’épouvante, et dont l’élément central n’est pas sans rappeler ceux de "The Mist" de Frank Darabont et du "Seuil du vide" de Jean-François Davy, les connaisseurs de sa filmo auront tout de suite pris comme acquis que le pourquoi du comment ne prendra jamais racine dans cette tour de l’horreur. La frustration ne manquera pas de driver tous ceux qui ne misent que sur l’explicatif, tant rien n’est élucidé sur ce cauchemar en huis clos sous l’effet d’un épais brouillard opaque qui enveloppe une tour de HLM. Pas non plus de discours fataliste sur l’incapacité des couches sociales françaises à cohabiter ensemble dans un contexte banlieusard, car Nicloux opte pour une mise à distance clinique et immersive qui confère à l’ensemble des allures de film-laboratoire, observant d’authentiques rats de l’humanité en train de se jauger et de s’entretuer dans un gigantesque labyrinthe vertical. C’est ainsi l’abstraction graphique qui prend ici le dessus sur tout point de vue émotionnellement orienté, quand bien même on peine à nier un fond de misanthropie chez le cinéaste – la scène finale atteint un zénith rare dans la vision d’une humanité puante et pourrissante que rien ne saurait sauver ni libérer.
"La Tour" prive ainsi son spectateur de tout oxygène au gré de son immersion dans ce purgatoire, terreau d’un ordre social qui s’autodétruit après avoir été trop longtemps fragilisé. Le bon côté des choses, c’est que tout ce que l’on serait en droit de reprocher au film trouve facilement un vrai support de lecture. Là où l’on pourrait juger le scénario primaire ou mal structuré, et ce en raison de micro-intrigues qui se suivent et s’enchaînent avant d’être brutalement stoppées sous l’effet de l’ellipse, on sent plutôt un cinéaste désireux de prendre acte d’un néant qui ne cessera jamais de tout engloutir sur son passage. Là où l’on pourrait croire le film invraisemblable de par son traitement du temps qui passe (difficile de croire qu’il y ait encore de l’électricité, des vivres et des survivants deux ans après l’apparition de ce brouillard sombre !), ce serait oublier que le cinéma de Nicloux n’aime rien tant que de truquer les conventions du réel au profit du symbolique. Là où le cinéaste a l’air de trop charger la mule jusqu’à l’overdose, surtout avec autant de personnages (hormis peut-être l’héroïne) qui cochent toutes les cases du repoussoir primitif et révulsif, on soulignera que le film ne repose pas sur l’empathie, fort d’une mise en scène qui privilégie la force de frappe purement visuelle et sensorielle sur toute identification aux personnages. Le désintérêt envers l’action n’est pas ici un frein ni un défaut : c’est le signe d’une fascination pour le néant au sens large.
L’association entre la photo ultra-dark de Christophe Offenstein et un sound-design oppressant à souhait, aboutit par ailleurs à un découpage extrêmement perturbant, régi par les infrabasses nauséeuses et les cuts au sein d’une même scène (voire d’un même dialogue), un peu à l’image de ce que Gaspar Noé avait mis en place au travers du Scope-guillotine de "Seul contre tous" (film dans lequel Nicloux faisait d’ailleurs une petite apparition en tant que gérant de supermarché !). La connexion avec le cinéma de Noé est ici d’autant plus évidente que les deux hommes partagent la même radicalité, la même obsession pour un art aussi graphiquement créatif que dénué du moindre compromis, quitte à froisser les pisse-froids de la profession et de l’intelligentsia critique. Vous voilà prévenus concernant "La Tour" : nous voici face à une pure abstraction faite film sur l’horreur au sens large, un saut à l’aveugle et sans parachute au fond de l’abîme d’une humanité primitive et pulsionnelle en phase terminale. Ni issue ni lumière ni espoir, peut-être encore moins que dans n’importe quel autre film. Prévoyez quand même plusieurs jours de RTT pour vous en remettre.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur