LA CONFÉRENCE
Une plongée dans la pensée nazie
Le 20 janvier 1942, plusieurs dignitaires du Troisième Reich, représentant diverses institutions nazies, se retrouvent dans une villa du quartier berlinois de Wannsee. Ils participent à une conférence organisée par Reinhard Heydrich afin de déterminer les moyens à mettre en œuvre pour parachever la « solution finale de la question juive ». En d’autres mots comment exterminer efficacement les Juifs d’Europe…
La conférence de Wannsee, dont l’objectif a été d’organiser le génocide des Juifs d’Europe, est un événement majeur de la Seconde Guerre mondiale. Faire un film centré sur cette réunion n’a donc rien d’anodin, mais un tel projet se heurte à certains problèmes : un peu comme certains films de procès, "La Conférence" risque régulièrement de tomber dans une mise en scène fastidieuse et verbeuse qui serait presque uniquement constituée de champs-contrechamps avec des protagonistes assis et donc plutôt statiques.
Qui plus est, il faut savoir s’y retrouver parmi les quinze participants masculins de cette conférence (auxquels s’ajoute une seule femme logiquement plus identifiable : une secrétaire chargée de prendre des notes afin d’établir un compte-rendu de la réunion). À moins d’avoir une formation d’historien ou une passion pour cette période, le public ne connaîtra guère que quelques personnages (probablement Reinhard Heydrich et Adolf Eichmann, voire Heinrich Müller) et il sera assez ardu d’identifier le rôle de chacun, entre SS, secrétaires d’État et autres commandants de la Police de sûreté. Même si des efforts de présentation sont faits au début, on a l’impression que le réalisateur et les scénaristes admettent ces difficultés via quelques répliques de personnages qui se disent eux-mêmes un peu perdus par certains développements !
Pourtant, ce long métrage finit par nous happer pour une raison majeure : les conversations nous donnent l’impression d’entrer dans le bouillonnement d’un cerveau machiavélique obsédé par la « question juive ». Bien qu’étant une fiction et non une reconstitution documentaire (les échanges réels de cette réunion étant inconnus), le film se fonde sur divers matériaux historiques et notamment sur le procès-verbal de cette conférence, dont un exemplaire a pu être conservé (celui de Martin Luther). On a ainsi un aperçu réaliste de la pensée nazie et du pragmatisme clinique qui a poussé ces gens à mettre en œuvre une telle entreprise d’extermination. La plupart des personnages sont ainsi mus soit par une froideur impitoyable, soit par une jouissance sadique lorsqu’ils expriment de la fierté voire de l’amusement (Heydrich est souvent souriant) quand il s’agit d’exposer les diverses « idées » élaborées pour la « solution finale ». Pire : ces hommes ont tendance à se placer en quasi victimes d’une situation qui s’imposerait à eux – à les entendre, la guerre est provoquée par les Juifs, et exterminer ces derniers n’est qu’une mission qu’ils doivent accomplir, avec un supposé esprit de sacrifice pour le bien-être des générations suivantes ! Tout ceci peut aujourd’hui résonner avec l’argumentation poutinienne sur l’Ukraine ou avec les faits alternatifs de Trump (toutes proportions gardées) : pour mieux attaquer la démocratie, il faut renverser la vérité et faire croire que les cibles sont les véritables responsables de tous les maux.
Tout cela donne évidemment envie de gerber, et on se rend compte avec un tel film que les mots suffisent pour cerner l’ampleur de l’horreur et qu’il n’est donc pas indispensable de reconstituer les camps pour évoquer la Shoah. Cela passe aussi par une mise en scène plutôt sobre, sans esthétisation et sans musique.
"La Conférence" donne aussi à voir les luttes d’influence internes qui caractérisent tous les régimes, y compris les plus totalitaires. Même au sein d’une élite aussi cruelle et despotique, subsistent des « nuances » et des désaccords. On prend ainsi conscience que certaines personnalités sont moins radicales que d’autres (au risque de donner l’impression de les réhabiliter un peu…) : Kritzinger est ainsi dépeint comme un homme visiblement plus sensible aux excès de cruauté (ce qui n’est pas qu’une invention puisqu’il avait ouvertement déclaré lors du procès de Nuremberg qu’il avait honte des atrocités perpétuées par le régime nazi) alors que Stuckart se montre plus tolérant vis-à-vis des « demi-Juifs » ou du moins plus tatillon à cause de sa vision plus légaliste (logique : c’est un juriste).
On comprend toutefois que ces argumentations apparemment plus mesurées s’expliquent aussi par des considérations égoïstes, par exemple pour s’inquiéter des conséquences psychologiques sur les bourreaux ou pour prendre en compte des cas particuliers de Juifs ayant été décorés pour services rendus à l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale ! Bref, même quand on a l’impression de déceler un soupçon d’humanité chez les personnages, il y a un retour de bâtons pour nous rappeler la barbarie nazie.
Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur