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LA BÊTE DANS LA JUNGLE

Un film de Patric Chiha

Le bête et la belle

En 1979, May et John se rencontrent dans une immense boîte de nuit. Durant les vingt-cinq ans qui vont suivre, ils vont se chercher et se tourner autour, sans jamais concrétiser leur désir réciproque, guettant ensemble l’imminence d’un événement mystérieux qu’ils n’arrivent pas à décrire…

La Bête dans la Jungle film movie

Adapter la courte nouvelle éponyme de Henry James en la circonscrivant à un décor unique de boîte de nuit parisienne, et ce avec une période temporelle allant du disco des années 70 jusqu’à la techno du début du troisième millénaire, était tout sauf une mauvaise idée. Sur cette peinture d’âmes qui se jaugent et qui se tournent autour sans jamais réussir à se comprendre, sur la façon dont le poids d’une décision peut alourdir un destin au détour d’un signe ou d’une rencontre, un décor de night-club pouvait offrir la configuration idéale pour ce genre d’errance en suspension, doublée d’un moyen très efficace pour accentuer la dilatation du temps. Ceci tout en offrant, peut-être et pourquoi pas, une sorte de dérivation poétique de ces scènes de club des derniers films d’Abdellatif Kechiche qui, par la seule puissance de leur découpage à la fois viscéral et pulsionnel, confinaient à l’ivresse maximale. Tant de promesses qu’il s’agissait alors de concrétiser avec la personne adéquate aux commandes. Entre les mains de Yann Gonzalez, on imagine à peine l’uppercut onirico-queer que cela aurait pu être. Entre celles de Patric Chiha ("Domaine"), c’est une toute autre histoire.

Majoritairement conspué au dernier festival de Berlin, "La Bête dans la jungle" n’est pas le genre de film à viser la plus pure immersion dans la réalité concrète des boîtes de nuit de l’époque, à l’image de ce qu’avait pu retranscrire autrefois Thierry Ardisson dans ses émissions les plus cultes (comme Bains de minuit ou Lunettes noires pour nuits blanches). Ici, c’est la poésie qui mène la danse. Et par « poésie », attention, on n’entend pas n’importe laquelle. Celle d’un cinoche snobinard et limite autiste, en tout cas auteurisant dans le pire sens du terme, qui s’imagine que coller bout à bout des aphorismes pseudo-poétiques peut suffire à produire du sens ou de l’émotion, et que miser sur la paraphrase en voix-off au détriment de la pure lisibilité du découpage serait signe de compréhension des règles élémentaires du 7ème Art – il y a encore du boulot à faire… Il faut d’ailleurs dire qu’ici, en moins de dix minutes, les poncifs les plus prétentieux de ce cinéma bobo-élitiste se sont déjà tellement enchaînés à la queue leu leu qu’on songe clairement à faire claquer le fauteuil.

En vrac : des répliques qui pètent plus haut que leur derrière pour au final ne rien suggérer de profond (« Cet homme-là me rapproche toujours un peu plus de la vie – Mais de quoi tu parles ? Jusqu’où ? – Je ne sais pas »), du plan fixe étiré sur des personnages qui prennent la pose sans rien dire (on dirait une campagne de pub pour Yves Saint Laurent) en mode « C’est-beau-la-poésie-du-silence-de-deux-êtres-éthérés-qui-se-désirent-sans-se-désirer », l’enfilade toujours plus lassante de silhouettes queer et déshabillées qui dansent au ralenti dans des cadrages en plongée qui se répètent à force de se ressembler, et même la prévisibilité commune de cette justification du titre du film et de cette fameuse « chose » redoutée par les deux protagonistes (on préfère la taire par peur de lâcher une lapalissade). Au vu d’un tel étalage de poésie étriquée et coincée qui ne cesse de confondre la littérature et le cinéma (ou qui feint l’esquive en imitant l’une pour camoufler sa méconnaissance de l’autre), on pourrait se croire devant un film d’Axelle Ropert. Mais bon, comme celle-ci fait partie des scénaristes de la chose, on tient sans doute une partie de l’explication.

Le verdict n’est pas plus reluisant en ce qui concerne le casting. Si Anaïs Demoustier s’en tire avec les honneurs au travers d’un jeu avant tout figuratif et éthéré (donc vecteur d’une opacité tout à fait bienvenue), Béatrice Dalle se contente de garder la porte d’entrée déguisée en chevalier Jedi, et surtout l’anti-charismatique Tom Mercier, ici à mi-chemin entre un cyborg à rebrancher et un étudiant rimbaldien perfusé à l’absinthe, prouve une fois de plus – après "Synonymes" de Nadiv Lapid – à quel point l’actorat n’est pas son dada. Parce que le voir « jouer » chaque scène en récitant des phrases sur-écrites de façon robotisée avec un phrasé ralenti et un regard éteint nous invite à donner un nouveau relief au terme « miscast ». Et la musique, alors ? Omniprésente, certes, mais pas pour autant propice à chatouiller les stimuli. Durant la première moitié narrative qui switche non-stop entre deux espaces spécifiques de la boîte de nuit (la salle de danse d’un côté, les toilettes de l’autre), on peine à ressentir l’ivresse de la danse, de l’ambiance ou des corps en transe. Est-ce parce que Chiha ne filme alors rien d’autre que de beaux ralentis avec une musique pas assez pulsative ? Oui, en grande partie. Heureusement, les choses s’améliorent par la suite, à partir du moment où Chiha se focalise sur ce qui était l’atout suprême d’un tel projet de cinéma, à savoir cette dilatation du temps qui s’écoule trop vite.

Le cinéaste a beau avoir opté pour des partis pris kamikazes (comme celui de laisser deux acteurs garder le même âge pendant trente ans et de suggérer le changement d’année par des variations de garde-robe !), il réussit à les tenir jusqu’au bout, ne serait-ce que par sa gestion assez magistrale de l’ellipse qui, associée à une bande-son toujours plus planante, en vient peu à peu à susciter une vraie hypnose. Alors que le monde change autour des protagonistes, de l’élection de Mitterrand jusqu’aux attentats du World Trade Center en passant par les années sida et la chute du mur de Berlin, cette boîte de nuit finit par ressembler à une sorte de capsule temporelle, coupée du monde extérieur, évoluant trop vite – et de façon flottante – vers un événement aussi irrémédiable que faussement crypté. De superbes plans fixes sur le regard perdu et opaque d’Anaïs Demoustier, associés à des cadrages très joliment stylisés, ont même le chic pour tutoyer ce qu’avait cristallisé "L’Âge atomique", opus méconnu d’Héléna Klotz dans lequel la fausseté du dialogue poétique était là aussi contrebalancée par la vigueur du filmage flottant et sensoriel. Au final, c’est là-dessus que "La Bête dans la jungle" trouve sa plus belle porte de sortie après avoir raté son entrée. Du coup, l’indulgence s’impose…

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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