L'ENLÈVEMENT
Les rouages de l’obscurantisme
Un soir, les soldats du Pape font irruption dans la famille Morata. Leur fils Edgardo aurait été baptisé dans le secret. La loi doit alors s’appliquer : l’enfant recevra une éducation catholique. La famille va tout faire pour ramener à la maison sa progéniture…
Après avoir reçu une Palme d’honneur en 2021, Marco Bellocchio est cette fois-ci de retour sur la Croisette en compétition, pour s’intéresser à un épisode retentissant en Italie, mais dont la notoriété a eu du mal à dépasser les frontières. Nous sommes à Bologne en 1858 dans le quartier juif de la ville. Les Morata, une famille aisée, élèvent leur nombreuse progéniture dans la foi hébraïque. Mais un soir, sur l’ordre du cardinal, des soldats viennent toquer à leur porte en leur demandant de leur confier leur gamin de sept ans, Edgardo. Le motif ? Celui-ci aurait été baptisé à leur insu par une nourrice, soi-disant inquiète pour le salut de son âme. Cela peut faire sourire, mais à cette époque, le constat est sans appel : la loi pontificale doit s’appliquer. Or, comme nous sommes « chrétiens pour l’éternité », cela impose à l’enfant de recevoir une éducation catholique loin de ses parents. L’enlèvement du titre vient de se produire.
Si cette édition 2023 du Festival de Cannes a mis à l’honneur plusieurs figures historiques (Louis XV dans "Jeanne du Barry", Catherine Parr avec "Firebrand"), ce film surprend par ses grands mouvements opératiques et sa mise en scène nerveuse. Car si l’intrigue s’inscrit dans un certain classicisme, tout le travail du cinéaste italien consiste à nous en éloigner, à coups de violons percutants, d’effets sonores surprenants et de séquences dignes d’un film d’action. Plus proche du thriller que du drame, le métrage s’intéresse avant tout au processus d’embrigadement, à la manière dont la propagande d’une institution à l’influence déclinante cherchait à toucher les plus faibles, à savoir les jeunes bambins. Entre le brainwashing et le syndrome de Stockholm, Edgardo s’applique à faire ce qu’on lui demande, d’abord pour la promesse de revoir ses parents, puis par habitude, voire par plaisir. Et là est toute la nuance de cette œuvre qui navigue en eaux troubles ; plus le protagoniste vieillit, plus il devient difficile d’interpréter ses agissements, effet accentué par une narration en miroir (il se cachait sous la jupe de sa mère pour ne pas partir, il se cache désormais sous la jupe du Pape pour jouer).
Construisant son film en trois actes (l’événement, le procès, le soulèvement populaire), le réalisateur du "Traître" mêle une nouvelle fois l’intime à un contexte politique. Dans le rôle de Pie IX, chef de l’Église incapable d’accepter la montée des idées libérales qui ébranlent son pouvoir, Paolo Pierobon est terrifiant de charisme. Comblant son déni par une pratique violente du dogme religieux, le dirigeant s’impose parmi les méchants les plus marquants de ce 76ème Festival de Cannes. L’affaire Morata étant loin d’être un cas isolé, "L’enlèvement" est aussi bien un brûlot évident contre l’Inquisition qu’une critique plus subtile contre les institutions qui manipulent les foules. Recourant à l’humour noir, le metteur en scène dépeint une Église qui se meurt, à l’image de l’omniprésence de ces Christ ensanglantés, et nous offre à 83 ans un pamphlet aussi frappant que poignant. N’oubliez pas les paquets de mouchoirs !
Christophe BrangéEnvoyer un message au rédacteur