THE KILLER INSIDE ME
Tueur de dames
On dit souvent que les romans de l’Américain Jim Thompson possèdent suffisamment de matière et de profondeur pour que les scénaristes qui adaptent ses livres et les réalisateurs qui les mettent en scène n’aient pas besoin de trop se fouler les doigts. Il y eut pourtant, dans l’histoire des portages de ses ouvrages sur grand écran, de franches réussites, et non des moindres : si « Guet-apens » par Peckinpah (pas le meilleur film de son cinéaste, certes, mais tout de même une valeur sûre), squatte les sommets de cette liste, on peut néanmoins y compter une « Série noire » par Corneau, un « Coup de torchon » bien placé par Tavernier. Il fallait bien des gars capables de transfigurer le matériau d’origine ; oui, mais c’est le cas, la plupart du temps, si l’on souhaite réussir une excellente adaptation de roman. Un bon bouquin, dans les mains d’un tâcheron, risque de donner une fort mauvaise image. Inversement, un mauvais volume peut trouver un second souffle lorsqu’il est porté sur pellicule.
La singularité de Thompson peut toutefois rendre la tâche complexe. Après une première version commise en 1976 par Burt Kennedy, avec Stacy Keach (kitsch ?), le réalisateur Michael Winterbottom et le scénariste John Curran reprennent à la source « The Killer Inside Me », l’un pour tenter d’en traduire les grandes lignes de force sur papier, l’autre pour en peindre les images. Cette chronique poussiéreuse de la plus profonde Amérique du Nord fonctionne à 100% dans son projet de mise à nu du processus d’auto-décomposition latent de la société américaine, en jouant sur les contrastes entre intérieur et extérieur (au sens topographique), intériorité et extériorité (au sens émotionnel).
Le shérif Lou Ford y laisse exploser ses pulsions violentes et érotiques tandis qu’au dehors la bourgade texane suit son petit bonhomme de chemin, que des meurtres particulièrement brutaux viennent faire vaciller sur son assiette. L’expression de ces pulsions suit le modèle du surgissement : rien n’y prépare ni ne parvient à les circonscrire, comme si la tranquillité affichée du village ne pouvait souffrir d’assumer pareils actes criminels, en parfait décalage avec le mode de vie américain traditionnel. Le grand cinéaste hollywoodien King Vidor – aujourd’hui seulement connu des cinéphiles, mais il ne tient qu’à vous d’aller y voir de plus près – aurait apprécié ces explosions de folie furieuse et de désirs sexuels, lui qui travailla largement sur la représentation de ces pulsions.
Afin d’illustrer au mieux le roman de Thompson, Winterbottom use de deux stratagèmes habiles. Le premier réside dans le rythme binaire du film, constamment en équilibre entre, d’une part, la sérénité tranquille et bovine du western, avec chapeaux de cow-boy et longues routes désertiques, et d’autre part, l’impétuosité et la frénésie du polar, dans la représentation d’assassinats ou de tentatives d’assassinats brutaux et inexplicables. Le second est tout entier incarné par l’interprète de Lou, Casey Affleck, dont le visage angélique et la lenteur étudiée des mouvements sert au cinéaste à marquer le contraste avec la pluie de coups dont il roue ses victimes féminines.
Il n’est pas interdit de voir, dans la douce et frêle beauté des personnages féminins, un parallèle avec le délire de Lou, comme si, d’une certaine manière, la proximité du corps féminin enflammait la mèche de la folie criminelle chez le personnage masculin : c’est de sa rencontre avec une prostituée notoire (Jessica Alba) que part cette trajectoire de violence, qui contamine ensuite sa petite amie officielle (Kate Hudson), deux femmes dont la sexualité débridée contraste forcément avec la candeur du regard. Le fait d’avoir confié ces rôles à Alba et Hudson, plutôt cataloguées dans des incarnations stéréotypées de jeunes femmes superficielles, ferait d’elles des exutoires de l’agressivité de Lou – et du besoin viscéral du personnage autant que du spectateur de, littéralement, démolir cette image frivole. Peut-être que le visage tuméfié de Jessica Alba, abandonnée sur le sol de sa maison par un Lou calculateur, signalera pour l’actrice l’instant d’une métaphorique reconstruction artistique ? Ce n’est pas impossible.
Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur