JURÉ N°2

Un film de Clint Eastwood

Moment de vérité(s)

Sélectionné en tant que juré aux côtés d’autres citoyens dans un procès pour meurtre très médiatisé, Justin Kemp découvre très vite qu’il serait lui-même à l’origine du crime en question. Le père de famille se retrouve alors confronté à un terrible dilemme moral, écartelé entre le désir de libérer sa conscience et l’obsession à rester silencieux…

On a beau avoir été tenté plus d’une fois par l’idée sur bon nombre de films (et y avoir parfois cédé parce que l’occasion s’imposait trop), on ne fera cette fois-ci pas l’effort de lire le nouveau film du grand Client sous l’angle de l’œuvre dite « testamentaire », quand bien même annonce-t-on d’ores et déjà qu’il s’agirait là de son adieu au 7ème Art. Parce que le contenu en tord magistralement la lecture ? Non, ce serait plutôt qu’Eastwood n’est pas le premier cinéaste qui, même après avoir dépassé les huit décennies d’existence, parvient à déballer autant de force, de lucidité et de cohérence thématique qu’auparavant – ceux qui ont suivi jusqu’au bout les carrières respectives de Jean-Luc Godard et de Manoel de Oliveira en savent quelque chose. Ce ne sont pas là des cinéastes qui tournent leurs derniers films en sentant venir la fin pointer son ombre à l’horizon, mais des artistes qui continuent de tourner envers et contre tout, avec la passion et la créativité en bandoulière. Ce ne sont pas là des cinéastes qui se savent au bord du cercueil, mais des artistes si stakhanovistes qu’on se dit presque qu’ils vont finir par nous enterrer – on pourrait caser Woody Allen dans la même catégorie. Maître d’un style épuré et d’une nuance thématique qui n’appartiennent qu’à lui, le légendaire interprète de l’inspecteur Harry persiste et signe avec cette nouvelle incursion dans un domaine sensible, pour le coup sujet à moult contradictions et malentendus depuis le début de sa carrière : la justice.

Encore un film de procès, donc ? Quand bien même le genre pullule depuis quelques années à force de stimuler des auteurs très variés (de Justine Triet à Daniel Auteuil en passant par Yvan Attal et William Friedkin), le réalisateur d’"Impitoyable" apporte sa pierre à l’édifice de par le dilemme qui hante son protagoniste. Auteur potentiel de l’homicide au centre d’un procès où il doit intervenir en tant que juré, mais aussi ex-alcoolique avec une grosse trace sur son casier judiciaire (ce qui serait susceptible d’aggraver son cas s’il venait à se livrer), ce futur père de famille joué par Nicholas Hoult passe tout le film dans un état de pressurisation diffuse. Mais si le visage discrètement tourmenté et bouillant de l’acteur fait déjà la moitié du travail, c’est la narration elle-même qui accomplit le reste avec brio. En effet, le cas de conscience est ici amorcé dès lors que les deux avocats insistent respectivement sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, et pèse encore plus lourd lorsque le montage tend à entremêler leurs déclarations face aux jurés, donnant l’illusion d’un unique fil verbal gorgé de bouts de phrases contradictoires – rien de mieux pour retranscrire un véritable étau moral sans faire appel à des effets de style. Quant à l’usage des flashbacks, ici ordonnés par les récits successifs des témoins, ils n’appellent pas à un trouble constant de la vérité à la sauce "Rashomon", mais plutôt à une relecture sans cesse enrichie du crime et de ce qui l’a précédé. Un choix malin qui invite à se montrer clairvoyant moins vis-à-vis des faits ici rapportés que des caractères ici jaugés.

De bout en bout, et comme à son habitude, rien n’échappe au regard méticuleux et à l’objectivité souveraine d’Eastwood, qu’il s’agisse des étapes ordonnées propres à la mise en place du procès (on retient surtout la phase de sélection des jurés, ici retranscrite avec autant de précision que dans un roman de John Grisham) ou la prédominance de la phase de délibération sur celle du procès. Cette délibération, venons-y justement : très "Douze Hommes en Colère" dans l’âme, elle utilise son protagoniste, certes pour appuyer le souci de discordance au sein du consensus (sa voix suffit à compliquer un verdict a priori gagné d’avance aux yeux de jurés qui veulent surtout rentrer chez eux), mais aussi pour refléter l’état d’un corps social hanté par l’obsession à dénicher une vérité implacable à propos d’autrui, quitte à mettre ses propres doutes et ses propres confessions intimes dans la balance. Le mot « vérité » mérite d’ailleurs amplement ses guillemets, tant il relève ici d’une vue de l’esprit. Il suffit de repenser aux deux sentences placées aux extrémités du récit : passer de « La justice est la vérité en action » à « La vérité n’est parfois pas juste » est en soi une belle promesse d’ambiguïté morale… mais aussi d’humanisme. On le sait, rien n’est simple chez Eastwood. Tout y est constamment nuancé, car peuplé d’êtres humains qui ne cessent de (se) chercher sur un chemin entre ombre et lumière.

Si le film joue à ce point avec le revirement intime de personnages vis-à-vis de leur rôle dans le procès, ce n’est que pour appuyer toujours mieux la stratégie humaniste de son auteur, tissée au travers de redoutables choix scénaristiques. Moins film de procès que peinture d’individus écartelés entre leurs principes et leurs ambitions, entre leur mission et leurs compromissions, "Juré n°2" joue avec notre appréhension d’une situation pour mieux en tordre le fond comme la progression, et nous laisser ainsi – et tout en douceur ! – dans un flou aussi déstabilisant que constructif. Ainsi donc, ce n’est pas une surprise si le réveil du sens moral propre à tout citoyen nous donne d’abord l’illusion d’un retour à l’idéalisme (dans ces moments-là, on n’est soudain plus très loin d’un film de Capra) avant que Clint ne vienne à nouveau replacer son imparable ambiguïté au centre des rapports humains et des enjeux existentiels. Point de manichéisme ni de loi du Talion à l’horizon, aucun simplisme dans la description de ces virages éthiques qui lèvent le doute sur ceux qui s’efforcent de faire de même sur autrui (on pourrait écrire un paragraphe entier sur ce riche personnage d’avocate ambitieuse jouée par Toni Collette), juste une grande lucidité à propos de tout ce qui travaille le système et conditionne les individus. Le film est lui-même un procès. Et nous en sommes les jurés, ouverts et bousculés, sans cesse renvoyés à notre intime conviction. Grand cru, vraiment.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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