IL N'Y AURA PLUS DE NUIT
In the heat of the night
Des images thermiques en provenance d’hélicoptères de l’armée scrutent sans fin un paysage percé de sources de chaleur. Celui qui voit est un viseur, celui qui ne se sait pas vu est une cible…
Regardez de plus près. Un viseur. Une cible visée. Une vue mouvante qui englobe l’espace. Et tout à coup, la mort qui s’abat, inattendue, imprévisible, invisible surtout. Sous prétexte d’un banal montage d’archives militaires sur une série d’opérations héliportées en plein contexte de guerre (les talibans sont parfois clairement identifiés par la voix-off), Eléonore Weber accouche d’un pari de cinéma aussi osé que bluffant, construit comme une réflexion sensitive en temps réel sur les motifs de l’œil et du regard, de l’organe voyeur et de l’image filmée.
"Il n’y aura plus de nuit" repose ainsi sur des images capturées en caméra thermique à vision nocturne, sur lesquelles des striures de blanc déchirent une texture topographique en nuances de gris. Pas un plan ne se déroule ainsi sans que cet effet ne soit installé. Tout ce qui est lumineux se retrouve donc intensifié, tout ce qui est source de chaleur se met soudain à briller en plus de laisser une trace, tout ce qui ne serait en principe qu’un simple point sur la couche terrestre atteint presque ici la dimension d’une étoile dans le ciel. Le constat d’une nuit totale qui n’existe plus, sous l’impulsion d’un œil omniscient qui n’a de cesse de surplomber l’espace, d’en subvertir les lois cartésiennes par un parfait mouvement circulaire et de cibler tout ce qui surgit de l’obscurité.
Ces images sont désormais plus que familières : les médias s’en sont déjà emparés, et le 7ème Art aussi, au vu des essais pratiqués depuis une vingtaine d’années par bon nombre d’artistes, allant de Philippe Grandrieux (la séquence thermique de "La Vie nouvelle") à Kathryn Bigelow (le climax nocturne de "Zero Dark Thirty"). Sans parler de la mode gonflante du found footage qui a fini par rendre les armes après dix ans à rendre vaseux son propre régime d’images faussement réelles. Plus proche d’un Brian De Palma interrogeant la nature duplice de l’image filmée, Eléonore Weber vise surtout à multiplier les mises en relation entre ce que l’on voit et ce qui est montré.
Chaque scène contribue à garnir un large panel de perspectives théoriques sur la question, aidées en cela par le commentaire de l’actrice Nathalie Richard qui amplifie notre regard au lieu de le soustraire à la simple paraphrase. A un moment donné, il est dit que plus les pilotes voient, plus ils risquent de se tromper. Le cinéma obéit au même effet, ne cessant de cristalliser à l’écran une matière éminemment troublante où tout devient sujet à caution. Ici, à mesure que la cible ennemie (ou sa trace « lumineuse ») apparaît ou disparaît, la « perte de vue » ressentie par les pilotes devient la nôtre et brise toutes nos perceptions. On déniche ici toutes les pistes possibles d’un sujet en or sur lequel le réalisateur Andrew Niccol était complètement passé à côté avec son édifiant "Good Kill".
Et comme porte de sortie à cette réflexion, la réalisatrice ne fera qu’ouvrir davantage la valise à perspectives édifiantes. La scène finale nous fera ainsi quitter la perspective astrale pour mieux nous ramener à un double cadre familier : d’abord celui d’un écran iPhone (où des enfants afghans captent l’hélicoptère armé en tant que petit point noir dans le ciel étoilé), ensuite celui d’un cadre de caméra portée. D’un contexte où la multiplicité et l’accessibilité des moyens de filmage se généralise avec de nouvelles options visuelles, on passe ainsi au stade ultime du « re-filmé » : nous voilà sur ce qui semble être une plage en plein jour, mais nous sommes en réalité en plein milieu de la nuit. Bienvenue dans le bidouillage horodateur où la caméra « supprime » carrément les caractéristiques nocturnes !
Même si les étoiles continuent de briller « en plein jour », il n’y a alors plus qu’un jour faux qui impose sa trace sur la vraie nuit et quelques points lumineux qui se meuvent étrangement sur le décor – sont-ils réels ? Vision édifiante d’une réalité plus poreuse que jamais : de la nature des images (vues ou filmées) à la notion même du temps, tout est fake, tout est truqué. Il n’y aura plus de cinéma du réel.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur