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LA FILLE DE NULLE PART

Un film sorti de nulle part

Alors qu’il écrit son livre dans le bureau de son appartement parisien, un vieil homme entend des bruits et des cris dans la montée d’escalier de son immeuble. En sortant sur le pallier, il tombe sur une altercation entre un homme et une jeune femme, cette dernière s’écroulant à terre quand l’assaillant prend la fuite… L’écrivain la ramène alors dans son appartement et l’installe délicatement sur son canapé…

Voilà un film qui fera difficilement l’unanimité, même dans sa propre appréciation, et qui au mieux divisera, au pire agacera. Un film que certains pourraient traîner dans la boue mais que d’autres pourraient en partie célébrer. Jean-Claude Brisseau le concède lui-même : il a réalisé un tout petit film, comme au temps de ses débuts quand, avec sa première caméra super 8, il a fait « La Croisée des chemins ». Ce sera pourtant l’œuvre que visionneront Pialat et Rohmer dans un festival de films amateurs et qui lancera ce prof de français dans la sphère cinématographique française.

Près de quarante ans plus tard, l’histoire se répète. Le Festival de Locarno sélectionne son nouveau métrage et le jury emmené par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul lui décerne le Léopard d’or, une récompense que Brisseau lui-même n’avait pas imaginé pouvoir décrocher. Une visibilité qui lui permettra de trouver un distributeur et de renouer avec la rencontre du public et de la profession. C’est donc avec un tout petit budget (en partie l’argent récupéré grâce au passage télé de son film le plus connu « Noces blanches ») que Brisseau se lance derrière la caméra, après quatre ans d’absence et avec un script écrit quelques années plus tôt. Il réalise dans des conditions complètement amateurs, dans son propre appartement et en DV. Devant la caméra, il dirige des comédiens non professionnels, interprétant lui-même le rôle principal, alors qu’il n’a jamais joué la comédie (et que ça se voit !). Son cinéma est épuré au maximum, avec son unité de lieu, de temps et de personnages, ses effets spéciaux basiques et bricolés…

D’aucuns trouveront assurément qu’ils n’en auront pas eu pour leur argent. Mieux vaut en avoir conscience avant d’aller voir cette « Fille de nulle part ». Mais tout de même, Brisseau a plus de choses à dire que la moitié des productions actuelles. Son personnage principal, un ancien prof de maths qui écrit sur les mythes et les illusions, ne se rend paradoxalement pas compte qu’il vit lui-même dans une tour d’ivoire remplie de vieilles photos de son épouse décédée et de toute une collection de vieux films de cinéma. Brisseau illustre ainsi comment nous vivons dans une certaine existence fantasmée et illusoire… ce qui l’amène naturellement aux phénomènes paranormaux. Avec ces interrogations qui troublent le cinéaste : comment expliquer qu’ils existent même s’ils ne sont que dans l’esprit de ceux qui les vivent ? Faut-il convoquer sa foi, la science ou l’inconnu ? Et si cette jeune fille de nulle part n’était que le fruit de sa propre imagination pour personnifier la réincarnation de sa femme disparue ?

Le long-métrage prend, ainsi, des airs de film de science-fiction avec ces fantômes, chers d’ailleurs à Weerasethakul, qui surgissent subitement dans l’appartement depuis que la fille de nulle part est entrée dans la vie du vieux monsieur. Brisseau les sublime à la fois dans une simplicité de moyens qui les imprègne dans le réel, et dans des tableaux qui renvoient à l’onirisme d’un Gustav Klimt et au naturalisme d’un Gustave Courbet. « La Fille de nulle part » surfe enfin sur un ancien courant cinématographique dont Brisseau semble nostalgique : la Nouvelle vague. Et il s’inscrit dans son cinéma de toujours, avec ce plaisir de filmer le corps des femmes, de mixer le fantastique et le social, à la manière notamment de son long-métrage de 1991 « Céline » qui mélange mysticisme et vie quotidienne. Ce Léopard d’or, fait de bric et de broc, interprété approximativement, surprendra, déroutera, mais s’incarne comme un film somme pour Brisseau, réalisé comme à ses 30 printemps, dans une jeunesse cinématographique retrouvée.

Mathieu PayanEnvoyer un message au rédacteur

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