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LES FANTÔMES D’ISMAËL

Un film de Arnaud Desplechin

Dédale intello-bipolaire

Le réalisateur Ismaël Vuillard s’apprête à tourner un film sur un diplomate inspiré de son propre frère, lorsque surgit soudain Carlotta, un ancien amour disparu vingt ans plus tôt, dont il n’a jamais réussi à faire le deuil. Cette arrivée crée la panique chez lui et chez sa nouvelle compagne Sylvia, laquelle en vient logiquement à s’enfuir. De son côté, Ismaël rejette Carlotta et finit par perdre la raison…

Dès le début, et on le sait avant même d’entrer dans la salle, ce n’est pas un film entier que l’on va avoir en face de soi. Loin de la rigueur scénaristique que l’on serait en droit d’attendre d’un cinéaste comme Arnaud Desplechin (même avec un style qui a fini par se révéler plus pompeux qu’autre chose), le fait de savoir que cette version de 114 minutes des "Fantômes d’Ismaël" n’est pas la version intégrale voulue par le réalisateur pèse lourd dans le ressenti durant la projection. En effet, mutilé de quelques minutes pour sa projection cannoise et sa sortie française (pour voir la version longue, il faudra hélas se rendre au cinéma Le Panthéon de Paris), le nouveau Desplechin arrive dans un état de fragmentation qui, d’une certaine façon, rejoint son sujet principal. Soit le chaos intérieur d’un réalisateur qui, au beau milieu d’un amour équilibré avec sa nouvelle compagne, se retrouve désorienté par le retour soudain d’un ancien amour disparu dont il n’avait jamais réussi à faire le deuil. Chaos dans la tête, dans le cœur, dans les gestes, et donc, chaos total dans la narration et le télescopage des genres, comme toujours chez Desplechin. Mais là, la pilule ne passe clairement plus…

Ce n’est pas qu’on aurait fini par se lasser des mécaniques narratives surévaluées du plus intello des cinéastes français, mais sa virtuosité à hybrider différents genres – à l’image d’un cinéma sud-coréen devenu maître suprême à la matière – a désormais bien du mal à dissimuler une désagréable propension à tourner en rond. Si "Trois Souvenirs de ma jeunesse" avait tout du film-somme rébarbatif, "Les Fantômes d’Ismaël" a tout du spectre d’un cinéma malade qui n’arrive plus à s’oxygéner autrement qu’en obligeant son cirque intello-bipolaire à pousser tous les curseurs à mille. Entre des effets de style que l’on ne souhaite plus voir chez Desplechin (les ouvertures/fermetures à l’iris, les citations littéraires à gogo, les faux raccords injustifiés… STOP !), un Mathieu Amalric qui devient franchement irritant à force de surjouer l’hystérie bipolaire d’un film à l’autre, et surtout un scénario qui tente de combiner maladroitement le marivaudage rohmérien avec le thriller d’espionnage par un prétexte de mise en abyme sans affect, la cartographie de l’intime que le cinéaste semble vouloir à nouveau dessiner se heurte à un manque persistant de cohérence et de ligne directive. Ce n’est pas tant que l’ennui régnerait ici en maître (quoique…), c’est surtout que le sujet abordé s’effrite à mesure que la narration progresse – très mauvais signe. Au final, il n’en reste que les miettes.

On avancera aussi sur le fait que les innombrables erreurs de montage de Desplechin n’ont même plus la capacité d’être de savantes ruptures narratives à l’image de celles de "Rois & Reine", sans doute LE film de tous les risques où le cinéaste avait su englober mille et une tonalités avec une logique imparable vis-à-vis de l’intrigue à raconter. Ici, qu’il s’en tienne à un huis clos romantique entre trois acteurs ou à une intrigue d’espionnage inintéressante au possible (et pour cause : ce n’est qu’un film très moyen dans un film qui l’est déjà trop !), le cinéaste brasse de l’énergie sans en tirer la moindre force. Du coup, en guise d’esquive on ne peut plus maladroite, il ne lui reste plus qu’à ressasser des bribes de ses anciens films : un clin d’œil bien lourd à "Rois & Reine" (la première apparition d’Amalric est ici la même, avec la même musique en arrière-plan !), du sous-polar parano qui ramasse les miettes de sa fameuse "Sentinelle", du mélo hystérique et sexuel qui n’épouse rien d’autre qu’une suffisance intellectuelle déjà frelatée sur l’amour et le désir.

Il faudra ici se tourner vers Marion Cotillard en guise de bouée de sauvetage : prodigieuse dans un rôle ultra-ambigu qui aurait presque pu rendre fou l’Ingmar Bergman de "Persona" (on exagère à peine), l’actrice trouve ici un rôle divin. Elle incarne ce zeste d’instabilité qui trouble au beau milieu d’un trop-plein d’instabilité qui encombre, la faute à un Desplechin qui dialogue désormais avec ses propres fantômes et qui n’arrive plus à nous relier à eux. Le renouveau, c’est Arnaud ? Non, pas vraiment…

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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