CONANN
Le cycle de la barbarie
Guidée par le chien démoniaque Rainer, une femme arrive aux Enfers et rencontre la cruelle Conann, reine des barbares. Armé d’un appareil photo, Rainer amène Conann à se souvenir de ses six vies antérieures et de ce qui l’a rendue ainsi…
Avec ce très attendu "Conann", le cinéaste Bertrand Mandico met donc un point final à une trilogie officieusement consacrée à la progression du Paradis vers l’Enfer. Mais pour une fois, une (légère) nuance s’incruste à la fête. Si ce volet de conclusion s’avère en définitive moins sujet à la sidération que ses deux géniaux prédécesseurs, c’est moins en raison de la virtuosité du résultat final (laquelle reste indiscutable du début à la fin) qu’à cause d’un effet de surprise qui a plus ou moins changé de visage. "Les Garçons sauvages" et "After Blue" nous ayant donné l’impression d’avoir fait le tour de la question à propos du style Mandico, il n’est pas toujours aisé de guetter une quelconque perte de repère dans "Conann", tant on se place désormais en terrain balisé avec un auteur à l’univers aussi formellement identifiable. Si nouveauté il y a, on se voit aujourd’hui contraint de la trouver dans la matière narrative elle-même, ce qui, pour le coup, n’a rien d’un exercice difficile. Au-delà d’un récit à forte dimension érogène et d’une quête d’absolu qui se dessine par un affranchissement total envers les tabous moraux et existentiels, Mandico utilise ici un matériau cinéphile très connu pour décliner les six visages possibles de son cinéma transgenre. Une sorte de film-bilan, en quelque sorte.
Pour une relecture libre et barrée de l’univers de Robert E. Howard, on est d’autant plus servi que le résultat s’éloigne en tous points de ce que John Milius et Oliver Stone avaient concrétisé avec soin et respect dans leur adaptation de 1982. Puisant autant dans l’héroïc-fantasy que dans le cinéma d’horreur en passant même par le film noir, "Conann" déroule une élévation progressive d’un individu hors normes vers un stade de barbarie toujours plus amplifié. Le retour au primitivisme, le renversement des étiquettes et le brouillage de la dichotomie masculin/féminin ont plus que jamais voix au chapitre tout au long de ce récit progressif en six étapes, dont la plus belle idée consiste à laisser s’opérer le transfert d’une vie à l’autre par un personnage qui « embrasse son futur » au sens littéral – le principe évolue toutefois sensiblement au fil du film afin d’éviter l’effet de redite. On sent aussi Mandico doubler la dose en matière d’artifices exhibés et de production design ultra-artisanale, comme pour compenser et enrichir un récit balisé dont l’issue finale ne fait aucun doute – la scène d’ouverture ayant déjà activé le long flashback à venir et dévoilé l’ultime incarnation de Conann sous les traits de Françoise Brion (l’inoubliable "Immortelle" d’Alain Robbe-Grillet). Si le film échoue à nous perdre autant qu’avait su le faire "After Blue", ce choix d’un trip onirique dans les méandres du style Mandico suffit à élever très haut son potentiel sensoriel.
On se sent d’autant moins perdu que le film impose ici un guide à son héroïne comme à son spectateur, histoire d’ajouter un surplus de symbolisme et de baroque tout au long de l’errance transformiste de Conann au fil d’un interminable Styx de barbarie. Planquée jusqu’au bout derrière un masque de chien qui ne masque cependant jamais son timbre de voix reconnaissable entre mille, la prodigieuse Elina Löwensohn fait du fameux Rainer un révélateur, armé pour le coup d’un appareil de photographie dont la triple fonction est autant honorée que détournée. Capable de tuer au travers du viol de l’intimité, de voir ce que l’œil humain ne voit pas et d’incarner cette « boîte noire de l’inconscient » qui encadre le désir, l’appareil photo acquiert ici un relief redoutable. Il révèle (le passé, l’identité, la posture) autant qu’il perce (la vérité, la matière, la noirceur), et sa transformation au fil des âges – coucou les smartphones ! – se fait le relais de l’immémoriale fascination de l’être humain pour le voyeurisme morbide – toute forme de barbarie est destinée non pas à être bannie mais à finir immortalisée sous forme d’image. Le climax final, authentique buffet cannibale à faire bander le Peter Greenaway du "Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant", enfoncera alors le clou par le biais d’une élite immorale et imbue d’elle-même, désireuse de « transformer la merde en or » et jamais éternellement repue de la matière « sale » qui les « nourrit ».
Mandico, un rebelle dans l’âme ? Cela tombe sous le sens : ses deux précédents films avaient déjà mis cartes sur table en la matière, exhibant plein pot son refus clair et net du formatage au sens large comme son obsession innée pour tout ce qui relève de l’anormal et de la métamorphose. Narrer l’histoire d’un individu perpétuellement mis à mort par son propre avenir à travers les âges est presque en soi le manifeste d’un cinéma bel et bien embarqué dans une réitération constante de ses effets et de sa sensibilité, mais qui en tirera à chaque fois matière à résurrection sous une autre forme, riche d’un vivier cinéphile qui ne s’épuise pas et d’une puissance artistique qui n’épuise pas. Forgé dans le plus brillant des métaux, aiguisé comme le tranchant d’une lame, ce cinéma-là n’a pas fini de nous transpercer.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur