CIVIL WAR
L’uppercut silencieux et grave dont on avait besoin
Les États-Unis subissent une crise interne sans précédent qui les plonge dans une guerre civile. Une équipe de journalistes décide de se rendre dans la capitale, interviewer le président encore en place et retranscrire au plus près les dernières heures du conflit. Mais pour ce faire, ils ont plus de 1500 kilomètres à parcourir et le temps presse…
Il y a toujours un monde entre la façon dont est vendu un film et le résultat final. Chose intéressante, ce processus s’applique tout particulièrement au cinéma d’Alex Garland qui, en pas moins d’une décennie, a su déjouer les attentes du public. En proposant souvent des films avec en toile de fond un genre très codifié, mais qui apportent un regard tout particulier sur un thème englobant de façon plus universelle ses spectateurs. Parfois ça a fonctionné, avec un succès critique et public, et avec en prime un oscar (meilleurs effets spéciaux) en 2014 avec "Ex Machina", parfois moins avec ses deux précédentes œuvres. Nous sommes obligés de mentionner son parcours ainsi que son approche du cinéma afin de pouvoir parler de son dernier rejeton qui sort ce mercredi 17 avril, "Civil War".
Alors qu’il a commencé en tant que romancier (Tesseract, 1999), c’est avec son deuxième livre La Plage (2000) qu’il fait son entrée dans le monde du cinéma et rencontre par la même occasion un certain Danny Boyle qui compte adapter son roman. Les deux compères se retrouveront sur "28 Jours plus tard" en 2002 et sur "Sunshine" en 2007, avec le résultat, splendide, qu’on connaît. Mais suite à des divergences créatives sur le film de science-fiction écrit avec Danny Boyle, Alex Garland commence à éprouver un besoin de prendre les choses en mains et de réaliser ses propres projets, qui suivront sa vision jusqu'au bout. Et même si son premier essai avec "Dredd" en 2012 (qui est pour certains une vraie bonne adaptation du comics) fut jonché d'embûches et de mystères (on ne connaît toujours pas les déboires précis du tournage et si oui ou non Alex Garland a réalisé le film), la consécration arrivera avec son film autour d’une intelligence artificielle.
Tout le monde levait alors les yeux aux ciels en apprenant le projet, pensant avoir affaire à un énième film de mise en garde. Mais c’est juger le bonhomme bien trop vite. Filmé en huis clos total dans une grande demeure design appartenant à un chef d’entreprise excentrique et un poil pervers, le film savait déjouer nos attentes et utiliser ce cadre si connu pour parler des relations hommes-femmes et de l’émancipation de cette dernière. Plus malin et politique qu’il n’y paraissait, "Ex machina" a défini les contours de ce cinéma qui n’appartient qu’à lui. Là où "Annihilation" (revendu à Netflix par Paramount qui nous a privé d’une sortie salle) et "Men" (2022) sont allés encore plus loin dans cette logique et ont pu en laisser plus d’un sur le carreau. L’un est un film d’extra-terrestre qui contamine une partie du continent, traitant au passage du deuil et de l'impossibilité du couple, et l’autre un home invasion qui se transforme en body-horror pour mettre à mal des siècles de domination masculine. Et si "Civil War" est là pour montrer qu’Alex Garland est un cinéaste qui compte, c’est parce qu’il retrouve une envie d'universalité autant dans sa forme (on nous vend un blockbuster) que dans son fond.
Un blockbuster déjà parce que la boîte de production A24 a dépensé pas moins de 60 millions de dollars (le film le plus cher du studio à l’heure actuelle) et que la campagne marketing entre ses bandes annonces et son affiche nous vend un film de guerre urbaine dans une Amérique à feu et à sang. Le génie du film c’est de nous donner tout ça, mais de manière différente qu’à l’accoutumée. Si une bombe doit exploser, ça se fera dans la scène d’introduction de façon hyper brutale et violente avec le son coupé, si des rednecks doivent montrer leur vrai nature ça se fera avec une montée en tension ou un détachement froid, si fusillade il doit y avoir on choisira le climax du film pour récompenser le spectateur, sans oublier d’y apporter un sens, un point culminant aux thématiques du film.
Car oui le film est rempli de moments de tensions purs, en prenant la forme d’un road movie qui pour une fois chez le réalisateur ne cesse de s’extirper en dehors de son cadre établi (ici l’intérieur d’une voiture) pour nous rendre cet extérieur inquiétant à chaque moment, quand nos protagonistes osent s’arrêter, même pour prendre du carburant. Le génie de l’écriture c’est avant toute chose de ne pas nous donner d’informations ou très peu sur la nature même du conflit. Pas une seule fois le film va s’évertuer à nous (sur)expliquer les raisons de ce qui se passe ou de ce qui s’est passé. Déjà le film commence avec ce discours du président pour nous indiquer que nous arrivons nous spectateur à la fin du conflit. Cette notion du temps qui est passé est symbolisée par les multiples décors en ruines, mais aussi par ces moments de suspense qui nous rappellent que l’heure est moins à la course mais plutôt au relâchement. Comme lors de cette scène d’un sniper caché où les personnages ont le temps de regarder les fleurs et ressentir le vent.
Nous sommes à la fin. Les choses se sont déjà déroulées et choisir des journalistes est tout autant intéressant. Ils vont lâcher ici et là quelques bribes (le président aurait démantelé le FBI, bombardé des citoyens, etc.), mais c’est à nous de recoller les morceaux et surtout peut-être n’y avait-il pas besoin de donner des raisons précises au vu de la situation de ce pays actuellement et du monde plus généralement. On ne pourra que louer cette intelligence d’un contexte flou, qui rend le tout universel. Et finalement peu importe, seul compte le voyage de nos 4 personnages. Là encore le ton employé surprend et déconcerte, malgré l’utilisation d'archétypes (la jeune reportrice fougueuse et sa mentor blasée, le quarantenaire dans le fleur de l’âge qui a la gnac et le vieux journaliste qui est devenu trop lent) nous avons affaire à des réceptacles parfaits de notre ressenti.
Outre l'interprétation au cordeau de chaque membre de cette équipe mal accordée, chacun nous renvoie à notre rapport au monde et même au cinéma. Nous aussi on a eu l’espoir (concernant le monde), l’émerveillement (le cinéma quand on le découvre), l’envie d’en découdre et de découvrir davantage provoquant à la longue notre nihilisme après avoir été lessivé par les systèmes. Quand Joe, élément de nos quatre protagonistes journalistes et campé par le trop rare Wagner Moura, est tout excité d’aller voir le village d’à côté qui se fait bombarder, c'est notre voyeurisme de spectateur que le cinéaste convoque. En même temps c’est ce qu’on nous a vendu : un film de guerre… Donc, impatients, nous n’attendons que ça. Quand le personnage impeccablement campé par Kirsten Dunst déclare avoir échoué en tant que journaliste au vu de la situation, c’est le cinéaste lui-même qui nous interpelle. Si même les articles des reporters de guerre, les œuvres d’arts qui nous mettent en garde, échouent à nous empêcher de répéter des erreurs en tant qu’espèce, à quoi bon ?
Le cinéaste pointe également les contradictions entre le besoin politique et vital d’informer coûte que coûte et la fascination morbide de trouver le « money shot », cette photo où l’horreur capturée devient picturale et belle. Le cinéaste utilise à bon escient les musiques extra diégétiques en totale contradiction avec la boucherie à l’écran. Comme si pendant l’espace de 1h49 nous étions nous aussi des journalistes et trouvions des moyens de nous distancer de cette violence. Nous n’attendions pas une œuvre si consciente de son discours et si nécessaire. "Civil War" est un film sur notre rapport à l’image, sur l’esthétisation de la violence et sur la nécessité d’en être témoin. "Civil War" est finalement un bien grand film de guerre, comme pouvait l’être "Les Sentiers de la Gloire" (1957) de Stanley Kubrick qui, en ne montrant presque jamais le front, comportait une charge tellement critique qu’il fut censuré pendant plusieurs décennies chez nous. Alex Garland a déclaré récemment qu’il ne réaliserait peut être plus de longs-métrages. Pour le bien de notre cinéphilie, on va espérer qu’il revienne sur cette idée.
Germain BrévotEnvoyer un message au rédacteur