CHERS CAMARADES !
Une fenêtre subtile sur l’URSS des années 1960
À Novotcherkassk, petite ville industrielle de l’URSS des années 60, Lyudmila est une communiste convaincue et membre du pouvoir exécutif local de la ville. Son idéologie est profondément ancrée dans le stalinisme et elle fait une confiance aveugle à son gouvernement soviétique. Après une sanglante répression de la grève des ouvriers de la ville, Lyudmila va néanmoins tout faire pour retrouver sa fille qui a disparu lors des manifestations…
A peine un an après son biopic sur "Michel-Ange", Andreï Konchalovsky revient avec un nouveau long métrage délaissant la Renaissance italienne pour l’URSS post-Stalinienne de Kroutchev des années 60. Il adapte avec "Dear Comrades !" les faits s’étant déroulés dans la petite ville industrielle de Novotcherkassk en juin 1962, lorsque les ouvriers de la ville ont manifesté et entamé une grève à la suite de la hausse des prix de l’alimentaire concomitante à la hausse des objectifs de production qui leur étaient imposés. Une grève qui a été réprimée dans le sang.
Mais plus que de simplement adapter les faits, Konchalovsky, qui a œuvré aussi bien à la plume qu’à la caméra, adopte un point de vue et une narration très intéressante et pertinente, puisqu’en prenant le parti de suivre une mère de famille complètement dévouée au parti et à ses idéaux qui va devoir partir à la recherche de sa fille gréviste, il nuance subtilement son propos au fil son récit. Car le choix de Lyudmila comme personnage principal et seul héroïne (au sens dramaturgique du terme) apporte en effet plusieurs atouts à l’intrigue et au récit.
Premièrement, et c’est bien sûr le plus évident, cela permet une certaine dynamique dans la narration, puisque l’on passe d’une responsable municipale absolument convaincue du bien-fondé du pouvoir soviétique à une mère qui va devoir défier ce même pouvoir pour retrouver sa fille. Un basculement qui est tout de même plus intéressant dans le cheminement narratif que si on suivait un personnage déjà positionné en tant qu’adversaire idéologique du communisme. De plus, le choix de focaliser son récit sur l’enjeu bien plus personnel visant à retrouver la fille plutôt que de faire du massacre l’enjeu principal, empêche le film de tomber dans le piège de la simple adaptation des faits.
Ici, justement, Konchalovsky ne relate pas des faits, il raconte une histoire, créant donc des enjeux forts, plus personnels et auxquels n’importe quel spectateur arrivera à s’identifier sans problème, malgré justement le positionnement politique initial de Lyudmila. Une approche opposée à celle de "Midway" de Roland Emmerich par exemple, mais qui est bien plus payante en ce qui concerne l’implication émotionnelle du spectateur. Cela est d’ailleurs assez amusant, car la même approche a été adopté par "Quo Vadis Aida ?", autre film sur un massacre de guerre raconté à travers la vision d’une mère qui fait tout pour sauver sa famille, également en compétition à la mostra de Venise en 2020, comme quoi…
Enfin, autre bonne raison de raconter l’histoire du point de vue de Lyudmila (qui rappelons le, fait partie du pouvoir exécutif local) : cela permet de confronter les différents points de vue à travers ses relations avec les différents personnages secondaires. On aura ainsi ici droit aux pensées du grand père désabusé, de la fille gréviste, de l’agent du KGB, etc. sans tomber dans des scènes d’oppositions frontales des idéologies, qui auraient pu être un peu lourdes, laissant ainsi finalement assez subtilement, la possibilité au spectateur de faire son propre cheminement intellectuel.
De plus, on peut aussi voir en ce dernier point une sorte de mise en abyme des faits, puisque les différents documents officiels relatant les évènements (déclassifiés depuis) ne racontent pas tout à fait le même déroulement.
Seul point un peu faible concernant l’écriture et en particulier la structure narrative, la répression arrive au milieu du film, ce qui s’avère un poil tard, et laisse moins de temps au développement du réel enjeu, à savoir la recherche de la fille, sans toutefois donner non plus l’impression que cette partie soit précipitée.
Vous l’aurez compris, "Dear Comrades !" est brillamment écrit, mais aussi brillamment mis en scène. Konchalovsky adopte un style visuel rappelant l’époque, avec un noir et blanc très léché sans être sur-esthétisé, tout en subtilité. Il choisit aussi un montage soft mais percutant, essentiellement constitué de plans fixes, avec une composition millimétrée d’autant plus marquée par l’utilisation du ratio académique 1,33:1 (qui en plus enferme les protagonistes) et lourde de sens, le directeur de la photo Andrey Naydenov ayant fait un travail remarquable. Enfin les acteurs livrent tous une prestation impeccable, se révélant plus que convaincante.
"Chers Camarades !" est au final un excellent film, rempli de subtilités, que ce soit à l’écriture ou à la réalisation, et mérite amplement son prix spécial du jury de la 77e Mostra de Venise. On a de plus hâte de voir jusqu’où il ira dans sa course aux Oscars.
Ray LamajEnvoyer un message au rédacteur