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BIGBUG

Un film de Jean-Pierre Jeunet

Une farce à l’artificialité trompeuse

En 2045, dans un monde où l’intelligence artificielle et la robotisation sont omniprésentes, plusieurs personnes se retrouvent coincées dans la maison d’Alice…

BigBug film movie

Sortie le 11 février 2022 sur Netflix

Voilà neuf ans que l’on attendait un nouveau long métrage de Jean-Pierre Jeunet ! Depuis "L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet", qui était presque passé inaperçu en 2013 (c’est en tout cas son seul film à ne pas avoir atteint le million d’entrées en France), il avait fallu se contenter d’un court métrage d’animation illustrant un poème de Prévert ("Deux escargots s’en vont", projeté au Festival Lumière en 2016), d’un clip pour Gauvain Sers ("Pourvu", en 2017), ou d’une superbe exposition Jeunet/Caro au musée Miniature et Cinéma de Lyon en 2018. Face aux difficultés à produire "BigBug", c’est finalement Netflix qui lui a laissé une nouvelle chance de nous éblouir avec son univers bien à lui.

Nous ne nous rabaisserons pas aux férocités écrites par ailleurs pour critiquer "BigBug", mais il convient tout d’abord d’admettre que ce n’est pas le meilleur film de Jeunet. Évacuons donc rapidement les principaux griefs avant de positiver (car il y a de quoi) : la mise en scène est un peu molle et le montage d’Hervé Schneid ne parvient pas à compenser le problème de rythme ; le jeu est volontairement théâtral (on y reviendra) mais il peut agacer à force d’être trop appuyé (sauf pour les robots, pour qui cela semble plus logique) ; le propos parfois trop rentre-dedans aurait gagné à être plus fin ou métaphorique sur certains aspects, y compris en ce qui concerne les références ouvertement affichées (comme "Mon oncle" pour le décor et les gadgets, "Fahrenheit 451" pour les livres brûlés, ou encore Isaac Asimov concernant la robotique). Voilà qui est fait, donc passons plutôt aux réjouissances !

Si le style Jeunet est rapidement reconnaissable, l’esthétique est néanmoins surprenante et déroutante avec ces couleurs acidulées et ces effets visuels très lustrés, ce qui peut rebuter au premier abord. Mais l’artificialité est délibérément assumée (un peu comme Leos Carax avec "Annette") car elle fait sens : comme toute œuvre d’anticipation, "BigBug" est une critique de notre monde contemporain et des orientations (réelles ou possibles) que nous prenons. Ainsi, malgré les apparences lisses et proprettes de cette société de 2045 (qui n’est qu’un prolongement de celle de 2022), la monstruosité, thème-phare chez Jeunet, trouve ici sa place un peu partout, tant chez les robots que chez les humains. Dans la forme, le réalisateur opte donc pour une hybridation qui nous déstabilise mais qui s’avère pertinente.

Il paraît particulièrement curieux d’associer le vaudeville à la dystopie, mais ce cocktail plutôt baroque permet une satire de nos hypocrisies, de nos superficialités et de notre dépendance technologique. En outre, si cette farce ne fait pas toujours rire, c’est parce que Jeunet assortit son scénario d’éléments grotesques qu’il grossit exagérément au point de susciter un certain malaise, par exemple avec les rires outranciers des robots ou avec la fausse émission "Homo Ridiculus" dans laquelle les androïdes s’amusent à humilier les humains.

À celles et ceux qui accuseraient Jean-Pierre Jeunet d’être devenu ringard (et insulteraient par là même tout le public qui apprécierait "BigBug"), le film constitue intrinsèquement une réponse ironique en ridiculisant la modernité sans pour autant la rejeter ! Avec ses couleurs dégoulinantes et sa perfection-trop-parfaite, l’esthétique rétro-futuriste du film peut apparaître comme un miroir inversé de la noirceur steampunk des collaborations Jeunet/Caro (on notera d’ailleurs que l’inquiétant Yonix interprété par François Levantal évoque immanquablement Krank, le vieux fou incarné par Daniel Emilfork dans "La Cité des enfants perdus"). En mélangeant allégrement les styles et les époques, Jeunet réaffirme un de ses crédos : la facticité de son œuvre n’empêche nullement un attrait profond pour l’authenticité et une certaine foi en l’humanité. Or, c’est bien l’absence d’authenticité et la perte de foi en l’être humain que critique "BigBug" en ciblant pêle-mêle l’intelligence artificielle (qui dévoie le concept même d’intelligence), le transhumanisme, l’obsolescence programmée, le réchauffement climatique, le sur-consumérisme, les programmes télévisés putassiers, ou encore les absurdités administratives.

Film choral en huis clos, "BigBug" met la société sous cloche et, pour mieux faire ressortir nos travers, la présente comme une vulgaire émission de télé-réalité ou un pastiche de sitcom (ce qui excuse presque la relative apathie de la réalisation si c’est délibéré). À l’aide d’une mise en abyme, des objets du passé (ou de notre présent) sont littéralement mis sous cloche dans ce récit ou considérés comme désuets par certains protagonistes : un Rubik’s cube, un ours en peluche, un cendrier, des anciens ordinateurs, des livres, l’écriture manuscrite… Est-ce que cela fait de Jeunet un « boomer » nostalgique qui rejetterait le progrès avec un discours caricatural du genre « c’était mieux avant » ? Bien sûr que non car la notion de modernité est relative et ne dépend aucunement de l’âge.

Preuve en est la personnalité des deux plus jeunes : d’un côté Nina (Marysole Fertard), jeune fille tout à fait ancrée dans son époque mais qui a du respect et de la tendresse pour le passé, de l’autre Léo (Helie Thonnat), jeune garçon plutôt méprisant envers les adultes, qui utilise une novlangue absconse comme preuve de sa modernité et qui, par ailleurs, ne sait pas qui est Hitler. Or, opposition ne suppose pas incompatibilité, et le rapprochement de ce duo permet à Nina de prononcer l’une des meilleures répliques du film lorsqu’elle découvre que Léo s’est préparé à télécharger son esprit sur un disque dur quand la technologie sera prête : « quand ta vie sera purement virtuelle, comment tu feras pour embrasser les filles ? » Alors clamons-le, "BigBug" est aussi une vraie déclaration d’amour envers l’humanité, mais assortie d’une question : que reste-t-il de cette humanité ?

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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